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Am Kreuzweg der Welten – Die Komponistin und Pianistin Sylvie Courvoisier |
Au carrefour des mondes
La compositrice et pianiste lausannoise Sylvie Courvoisier
PAR DOMINIQUE ROSSET
Le trajet le plus court entre deux points n’est souvent pas le plus intéressant. Ou, dans le même esprit, l’important n’est pas l’endroit où l’on va mais le chemin qui nous y mène… Ce genre de petites phrases (coup de chapeau à Nono, en passant) trottent dans la tête lorsqu’on va à la rencontre de la musique de Sylvie Courvoisier. Ou plutôt de ses musiques, puisqu’il s’agit bien là de langages pluriels. L’énergie créatrice foisonnante et décloisonnée est sans doute ce qui surprend et intrigue le plus chez cette jeune femme au parcours intègre et courageux qui n’a pas fini de nous surprendre car son œuvre, d’ores et déjà importante, est surtout ouverte et en devenir. Elle se confond avec une pensée sans cesse en activité, en mouvement, en recherche, qui n’est pas encore près de s’arrêter à quelques certitudes.
Le temps des découvertes
Sylvie Courvoisier naît à Lausanne, en novembre 1968, où elle étudie en parallèle le piano classique, le jazz, les branches théoriques, l’histoire de l’art. Elle s’échappe vite de ces mondes trop distincts et imperméables pour découvrir, en suivant les cours du pianiste et compositeur genevois Jacques Demierre, l’existence de chemins de traverse, de connexions possibles et à inventer entre jazz et musique écrite, entre la restitution des musiques des autres et l’improvisation. L’apprentie, déjà bien décidée, prend le risque de se jeter à l’eau sans savoir vraiment dans quelle direction nager. Dès lors, tout deviendra une affaire d’écoute, de découvertes et de confiance. Elle puise dans le répertoire de son temps des techniques de jeu qu’elle s’approprie sans gêne et sans réserve. Elle use des stratagèmes du piano préparé, s’évade dans les sonorités ainsi révélées, entasse dans sa mémoire l’énorme bric-à-brac que trimballe celui qu’on nomme le roi des instruments. Et tant mieux si la musique s’emballe, tant pis si elle part parfois dans toutes les directions. C’est le temps de l’écureuil.
Le temps de la méthode
A 30 ans, Sylvie Courvoisier part vivre à New-York. Stimulée, sollicitée à l’extrême par tout ce qu’elle y entend, elle prend la décision, apparemment paradoxale, de se gaver d’expériences auditives tout en se remettant très sérieusement à la technique du piano classique et romantique.
Avec Beethoven, Chopin ou Rachmaninov, elle forge à
ses mains une colonne vertébrale. Elle se crée des outils fiables qui pourront obéir dès lors à tous ses commandements, ses envies instinctives, ses pulsions de voyage sur
le clavier. Ses compositions s’en ressentent : elles ne sont jamais des collages, ne font (presque) jamais référence à des œuvres existantes, mais le piano y parle plusieurs langues, parfois en alternance, parfois en superposé,
toujours dans une polyrythmie qui doit beaucoup à sa pratique du free-jazz. Gammes, arpèges, agrégats, accords, jeux de miroir, de résonances. Piano percussion, piano cordes. Piano sur le devant de la scène, piano en retrait. Arrogant ou humble. Piano brillant ou piano pauvre, aux reflets sonores méconnaissables.
« Petite, quand j’étais seule à la maison, j’allumais la radio ou je mettais un disque pour pouvoir improviser avec… ». Puis est venu le temps et l’envie d’improviser « à la manière de ». John Coltrane, Chick Correa, Thelonius Monk, Bill Evans, des mondes très différents les uns des autres dans lesquels on ne peut se glisser qu’après avoir appris à capituler, ou à résister… Enfin, comme mentionné plus haut, le retour à des répertoires plus anciens. Pour Sylvie Courvoisier, le piano est à la fois « l’ancre » et la source de tous les possibles. Elle en possède deux. Un grand, pour le plaisir du jeu, l’évasion dans les sons et leurs résonances. Et un piano droit (même parfois assourdi par la pédale douce!) pour le travail, la rigueur, la composition. Comme pour garder la tête froide et laisser la place aux sonorités des autres instruments appelés à intervenir dans la pièce. Mais, dans tous les cas, c’est au piano que la musicienne trouve les réponses aux interrogations que lui pose un texte, un poème ou un thème de composition. Elle doit donc être prête, à tout moment, à faire face, à mains nues, à ses idées d’improvisation, aux injonctions de ses complices, à ses projets de composition et à leur réalisation en concert, ce qui revient à répondre à des exigences d’interprétation — que Sylvie Courvoisier applique par ailleurs également sur la musique des autres, de John Zorn notamment.
Composer : un art du défi et de l’adresse
Sylvie Courvoisier n’a pas pris de cours de composition.
Là encore, elle a sauté dans le vide, débutant en suivant son instinct, mettant sur le papier des parts de ce qui surgissait au cours d’une improvisation. Puis elle s’est penchée de manière plus méthodique sur les œuvres des autres, source de tous les apprentissages. « J’écoute beaucoup de musiques avec la partition sous les yeux. J’ai besoin de sentir, analyser, comprendre comment tout cela fonctionne, comment un compositeur a fait pour que je perçoive tel ou tel résultat ». Parmi les compositeurs qui la nourrissent, elle cite Crumb, Cage, Gubaïdulina, Lachenmann, Varèse, Ligeti, John Zorn, l’opéra Lulu de Berg. Enfin, comme la pianiste fait ses gammes, la compositrice fait désormais ses exercices. Loin
du piano cette fois, dans le train, dans l’avion, n’importe où. « Depuis plusieurs mois, je m’écris par exemple des exercices sur les renversements et les permutations. J’établis des
séries de douze sons à partir d’un intervalle donné, et choisis ensuite une note pivot autour de laquelle je bascule dans toutes les directions possibles. Puis je change de note pivot, et ainsi de suite. Cette façon de faire, mécanique, très systématique, me donne des phrases, un matériel qui va me permettre de trouver d’autres harmonies. Ensuite, avec ces exercices devant les yeux, je peux improviser, chercher
des solutions, choisir des chemins ». Le but est d’exercer l’écriture et l’écoute, de s’imposer une certaine discipline,
de cadrer des moments et de les fouiller méthodiquement, à la manière du chercheur d’or qui ratisse, tamise, s’active puis observe. « Je vais de cette façon dans des lieux où je n’irais pas du tout autrement. Et rien qu’avec l’intervalle de 7e majeure, par exemple, j’ai dix pages d’exercices, écrits tout serrés, qui me donnent des pistes auxquelles je n’aurais jamais pensé. Après, je fais en fonction de mon oreille mais j’aime avoir des règles, même quand j’improvise d’ailleurs».
Exemple d’un défi qu’elle pourrait se donner un jour, devant
son piano, comme « exercice à la maison» : «Travailler sur les sauts, disons un intervalle de 9e mineure, sur tout le clavier, dans la gamme de la bémol mineur harmonique, et sans avoir le droit de faire plus de trois notes consécutives à la suite… Je me donne ce genre de petits défis qui me font improviser différemment, m’empêchent de me répéter ». Même petit cortège d’interdictions dictées au jour le jour, selon l’humeur, lorsqu’elle travaille l’improvisation avec son mari, le violoniste Mark Feldman, pour lequel elle compose par ailleurs des œuvres écrites.
Parce que, pour l’instant du moins, Sylvie Courvoisier ne compose que pour des musiciens qu’elle connaît. Les notes des partitions n’existent pas en elles-mêmes, détachées des sonorités que l’interprète va pouvoir leur apporter. Il lui paraît ainsi important d’agir et de réagir en fonction des autres, même quand elle compose seule. Le Trio Abaton, (qu’elle partage, au piano, avec Mark Feldman et le violoncelliste Erik Friedlander) est le destinataire d’une grande part de ses compositions actuelles. Enregistrée en 2003 sur le label ECM, une suite en quatre tableaux pour piano, violon et violoncelle témoigne, dans sa texture sonore, de l’histoire et de la tradition de cette formation en trio. Mais la ressemblance s’arrête là. La première pièce, Ianicum, est entièrement basée harmoniquement sur l’accord de 9e mineure et sur une mélodie d’origine dont il ne reste en fin de compte que quelques traces. « Ianicum est le nom d’une île imaginaire qui a disparu dans l’océan, c’est une pièce sur la disparition ». Une musique allusive, évasive, avec de minuscules contrepoints dialogués par les cordes, comme des îlots au milieu d’errances lentes et subtiles entre les bords d’un tamis bien cadré. Les sonorités des cordes, piano compris, sont pleines, généreuses, timbrées, mais elles peuvent aussi s’effacer, se muer en bruissements, frottements, traces auditives fantomatiques. Il y a énormément de mystère et de grâce dans ces quatre îles musicales habitées par des timbres et leurs résonances, tels des souvenirs. « Quand j’écris pour Abaton, c’est pour Mark et Erik que j’écris, je tiens compte de leur univers. Pareil lorsque je compose pour le quintette Entourloupe avec lequel nous venons de donner une création en hommage à Jean Dubuffet : j’écris vraiment en fonction de chaque interprète ».
Sylvie Courvoisier relève toutefois que, même si la composition écrite permet d’aller « plus à fond dans un projet », sans se laisser distraire par l’apport des autres, elle est une discipline solitaire et figée à laquelle elle n’est pas prête à
se vouer entièrement. D’autant que, relativement novice, manquant encore de métier, elle compose d’abord au piano avant de se lancer dans l’orchestration et que cela prend beaucoup de temps. « J’écris très lentement ! » Elle a par exemple à son actif un concerto pour orchestre de chambre et guitare électrique (1999) qui lui a pris plusieurs mois mais dont elle n’est pas entièrement satisfaite. Pas question ici
de correspondre à des individualités données, de s’appuyer sur une quelconque complicité entre notes et interprètes ! « C’était très bizarre. En même temps, j’aimerais assez recommencer, mais alors pour un orchestre dont je connaîtrais au moins les sonorités, le caractère, ce qui n’était pas le cas lors de cette expérience faite avec un orchestre formé pour l’occasion ».
Mais, que ce soit avec Abaton ou avec Entourloupe, la pratique de l’improvisation n’est jamais bien loin. Les partitions laissent quelques fenêtres ouvertes dans lesquelles les musiciens s’engouffrent, en respectant le caractère musical du moment, apportant aussi des effets instrumentaux difficiles à traduire et à indiquer sur une partition. Le double CD d’Abaton, mentionné plus haut, contient d’ailleurs aussi des miniatures entièrement improvisées : « Nous sommes partis des pièces que j’ai écrites, que nous avons travaillées et qui, du coup, nous donnent un langage commun et fonctionnent comme un ciment. Et cette façon de faire nous a ouvert
des lieux dans lesquels nous ne serions sans doute pas allés
autrement ». Dans des trames harmoniques plus « classiques »,
des moments jubilatoires presque bartokiens ou, au contraire, côtoyant les limites vertigineuses du silence.
Improviser : une écoute généreuse… et impitoyable
L’improvisation, c’est composer et réagir, dans l’instant, et accepter l’éphémère. Laisser filer les sons sans vouloir à tout prix les retenir, les noter, les archiver. Et pourtant avancer. « Je travaille depuis quatre ans avec Susie Ibarra, percussions, et Ikue Mori, electronics, dans le trio Mephista. Il
m’est arrivé, au début, de proposer des partitions graphiques comme points de départ d’un travail d’improvisation. Mais ce n’est pas vraiment nécessaire et je ne vois pas le sens de composer pour une formation aussi inhabituelle qui n’a aucune tradition derrière elle, aucun poids du passé. En revanche, nous donnons fréquemment des concerts. Les tournées durent parfois un mois, à jouer tous les soirs, et
cela m’apporte énormément de collaborer sur la durée
avec les mêmes personnes et d’aller toujours chercher autre chose, ailleurs ». Sans aucune règle, cette fois. Mephista,
c’est le règne de l’écoute, de l’instinct, d’autant que, seule à habiter la dimension harmonique, entourée de sons électroniques et frappés, Sylvie Courvoisier peut aussi faire sonner son piano comme un instrument de percussion. Ludique : « Parfois, avec Mephista, j’ai l’impression d’avoir dix ans ! »
Et les formations de jazz, dans tout ça ? Avec leurs trombones, contrebasses et autres sax ? Plus trop envie d’improviser dans ce contexte qui connaît lui aussi son poids de tradition, Discographique et orale. « Et il est difficile de faire passer des partitions de dix pages ou plus auprès de musiciens qui n’ont pas l’habitude de cette forme de discipline et de précision ». Mais cela risque bien d’évoluer rapidement. Invitée récemment à donner un stage d’improvisation au Conservatoire de musique de Lucerne, Sylvie Courvoisier a relevé d’importants changements d’enseignement et d’attitude. De même que les étudiants « classiques » acceptent
de plus en plus volontiers de se jeter à l’eau de l’écriture contemporaine et de l’impro, les jazzmen s’avèrent de plus en plus souvent capables de lire des partitions complexes,
de travailler d’autres champs mélodiques et rythmiques. « Savoir improviser et savoir lire, c’est ça le futur ! » Ce qui rejoint à sa manière le credo de la musicienne suisse de Brooklyn : « L’improvisation nourrit l’écriture, l’écriture nourrit l’improvisation, je ne peux pas vivre sans l’un ou sans l’autre ».
Composer dans l’instant ou composer en différé — dans la lenteur, sur le papier. Composer des gestes impulsifs ou travailler à partir d’une certaine tradition. Et avoir la certitude que ces approches se complètent, s’épaulent, s’enrichissent. Il apparaît que, dans l’univers de Sylvie Courvoisier, la musique ne vient pas de nulle part, qu’elle ne se réinvente pas à chaque fois ni ne se compose ex nihilo. Elle est une présence, elle existe avant même de surgir, d’être entendue, d’être composée. « Mon but n’est pas de composer à tout prix des œuvres inouïes. Le passé est un bagage qu’on nous donne, il faut faire avec ». Ce qui n’empêche pas de faire autrement, à sa manière, à ses manières. Alors c’est comme si, plutôt que d’inventer des mondes, la musicienne les découvrait au fur et à mesure de ses pérégrinations et
nous les proposait sous différentes formes et allures. De là vient sans doute cette impression de se trouver devant une œuvre ouverte, devant une énergie intarissable qui, selon le moment de sa capture, alimentera l’épure concentrée de la composition ou les turbines plus affolées et contrastées de l’improvisation. L’œuvre de Sylvie Courvoisier sera close lorsque qu’elle aura exploré toutes les issues, glissé entre toutes les fissures. C’est-à-dire peut-être jamais ou du moins, on le souhaite en tout cas, le plus tard possible.
Exemples:
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Ianicum (2001) Début du trio avec ses brefs répons entre violon et violoncelle
– Une page de «Ianicum» sur laquelle figure le typique accord de 9e
– «Ricochet», étude no 1, dans laquelle Sylvie Courvoisier se pose des défits de sauts et d'intervalles