« LE MOUVEMENT EST LE CONTRAIRE DE LA RIGIDIFICATION »

par ANTON HAEFELI

Rudolf Kelterborn, musicien universel, fête ses soixante-dix ans1

« Notre nature est dans le mouvement ; le repos entier est la mort. » Tiré des Pensées de Pascal, cet aphorisme caactérise à bien des égards, au propre comme au figuré, ce qui nourrit la réflexion et le travail de Rudolf Kelterborn. A commencer par la marche. Il adore marcher. C'est, avec la littérature et les arts plastiques, son occupation favorite, à laquelle il rserve, depuis toujours, deux ou trois semaines de l'année. Aujourd'hui, c'est des hauteurs de son cher Jura qu'il contemple, à bonne distance, les sommets alpins dont il faisait, il y a quelques décennies encore, la conquête en tant qu'alpiniste. Il n'y arien de tel que la marche pour méditer, faire des projets, réfléchir, rêver et oublier : « Chaque jour, je m'assure en marchant mon dû de bien-être quotidien, me mettant ainsi hors de portée de la maladie ; c'est en marchant que me sont venues les penséesles plus justes, et je n'en connais point dont la marche ne permette de se défaire », écrivait Sören Kierkegaard dans une lettre à Jette (1847). Ou, comme réussit à le dire en deux seuls mots la formule latine : « Solvitur ambulando. »2 L'effort physique st pour Kelterborn un défi et une façon de sentir fonctionner tout son être ; la nature lui est une source de sensations élémentaires et, tout en même temps, d'inspiration complexe. La protéger est donc pour lui une démarche importante, qu'il poursuit touefois sans aucun dogmatisme. (Aussi voit-il dans la Cerisaie, opéra pour lequel il a repris le titre de la pièce de Tchekhov [1984], « le symbole d'un environnement menacé par les interventions de l'homme et dont la conservation est indispensable à l'avenr »3. Ce n'est toutefois pas par des arguments verbaux que s'exprime la signification de la Cerisaie, « mais par le moyen purement musical d'une ‹ musique de cerisaie ›, dont la présence, plus ou moins forte, s'affirme presque tout au long de l'opéra. »4) S'il se peut que l'activité physique soit source d'agilité d'esprit pour les peuples nomades, ce n'est certainement pas le cas pour le gros de l'humanité actuelle. Or Kelterborn a toujours été, que ce soit sur le plan professionnel, intellectuel, artistiue ou humain, un voyageur, un homme de mouvement ; il a toujours parcouru le monde curiosité en éveil et les yeux ouverts, s'intéressant à foule de choses, qu'il analyse sous leurs différents aspects, se passionnant et s'engageant pour le monde dans leque il vit. L'enracinement dans ce bas monde est une vertu qu'il partage avec les nomades, les peuples sédentaires étant les seuls à projeter sur une vie après la mort les voyages qu'ils n'ont pas faits sur terre ! Comme eux, il n'a jamais possédé, que je sahe, de résidence fixe. Locataire sans attaches, il s'est toujours transporté avec sa famille là où l'appelait l'action. Ou, comme le dit un proverbe indien : « La vie est un pont. Passe-le, mais n'y bâtis pas ta maison. »

Le « mouvement » est aussi un mt-clé de la création musicale de Kelterborn : « Il ne m'importe pas tant, lorsque je compose, de créer quelque chose de fondamentalement nouveau que de faire une œuvre qui mette quelque chose en mouvement chez le spectateur et l'auditeur. Je n'entends paspar ‹ mouvement › un sentimentalisme nébuleux mais le contraire de la rigidification. En ce qu'elle incite à la réflexion, qu'elle dérange, impressionne, fascine ou excite, une chose sans rapport avec l'actualité immédiate peut parfaitement être d'actualié. »5

« Varietas delectat » : étapes d'une vie ‹ mouvementée ›

Avant de se pencher sur le riche itinéraire de celui que nous fêtons, il n'est sans doute pas inutile de rappeler en quelques mots les origines de sa famille. « Quittant la région de Hanovre les Kelterborn se fixèrent en 1832 à Bâle, où Ludwig Adam (1811-1878), l'arrière-grand-père, vécut comme peintre et professeur de dessin, comptant notamment parmi ses élèves le peintre Arnold Böcklin. Son fils, Julius Otto (1857-1915), et son petit-fils rnst, né en 1892, qui est le père du compositeur, exerçaient à Bâle la profession d'architecte. L'arrière-grand-père maternel, Johann Fidler (1821-1913), vivait à Ihringen, dans le pays de Bade, où il gagnait sa vie comme vigneron et négociant en vin ; so fils Ludwig Jakob (1867-1942) était maître boulanger à Bâle, où la mère du compositeur, Anna Elisabeth, vit le jour en 1903. »6 La musique jouait dans la famille de son père un rôle important. On en faisait beaucoup, et la sœur de ce dernier, Gertrud Lan-Kelterborn, était professeur de piano, tandis que Louis Kelterborn (1891-1933), le petit-cousin, faisait à Neuchâtel une carrière d'organiste, de chef d'orchestre et de compositeur.

Rudolf Kelterborn est né à Bâle le 3 septembre 1931. Son désir de faireune carrière musicale s'affirmant très tôt, il est encore écolier qu'il étudie déjà le piano, la direction d'orchestre et la théorie de la musique et fait ses premiers pas comme compositeur. Ayant obtenu en 1950 sa maturité en section latine et grecque, i suit à Salzbourg un cours de direction d'orchestre donné par Igor Markevitch ; entré au conservatoire de l'Académie de musique de la ville de Bâle, il étudie la composition avec Walther Geiser, la théorie de la musique avec Gustav Güldenstein et Walter Mller von Kulm, le piano avec Eduard Henneberger, la direction d'orchestre avec Alexander Krannhals et suit parallèlement, à l'Université de Bâle, les cours de musicologie de Jacques Handschin. Ayant obtenu en 1952 son diplôme de professeur de théorie de l musique et celui de direction musicale, il étudie ensuite auprès des compositeurs Willy Burkhard à Zurich et de Boris Blacher, qui donnait à Salzbourg une master class ; une bourse de l'Association suisse des musiciens (ASM) lui permet de suivre à Detmol l'enseignement de Wolfgang Fortner et de Günter Bialas (1955). Il participe en outre, en 1956 et 1960, aux cours de vacances de Nouvelle musique de Darmstadt.

En 1957, il épouse la violoniste bâloise Erika Salathé, qu'il a connue pendant ses études. De lur union naîtront un fils et une fille. Le sentiment profond qu'il nourrit pour cette femme de caractère constitue sans doute le fondement, la basse continue de la passacaille si riche en variations qu'est sa vie !

C'est à l'Académie de musique de Bâle ue commence, comme professeur de théorie, sa longue carrière d'enseignant (1955-1960). En 1960-1968 il enseigne la théorie de la musique, l'analyse et la composition à la Nordwestdeutsche Musikakademie de Detmold (dont il est nommé professeur en 1963), en1968-1975 et 1980-1983, on le trouve au conservatoire de Zurich, dont il dirige, de surcroît, en 1971-1975 la section universitaire et, en 1980-1983, de nouveau comme professeur, à la Staatliche Hochschule für Musik de Karlsruhe. De 1969 à 1975, il exerceen outre la fonction de rédacteur en chef de la Revue musicale Suisse, et dirige, en 1974-1980, le département musical de la radio suisse alémanique et rhéto-romane. En 1983, il est nommé directeur de l'Académie de musique de Bâle, qu'il dirige jusqu'en 194, tout en enseignant, au département universitaire de celle-ci, la composition ainsi que les matières théoriques. Dès les années cinquante, il se consacre en outre à la direction musicale. Il dirige tout d'abord des chœurs d'amateurs, puis, comme chef ivité, des orchestres réputés interprétant surtout des œuvres de sa propre composition. Pendant sa période zurichoise, il est membre de la commission des programmes de la société de la Zürcher Tonhalle. A partir de 1986, il assure en outre, pendant de nombeuses années, avec Heinz Holliger et Jürg Wyttenbach, la direction artistique d'une structure connue pour son originalité : le Forum musical bâlois (Basler Musik Forum).

Kelterborn a écrit sur l'analyse musicale des livres importants (Zum Beispiel Mozar, Bâle 1981 ; Analyse und Interpretation, Winterthur 1993) et consacré à la théorie de la musique, à la composition et à la politique culturelle de nombreux textes (en partie reproduits dans Musik im Brennpunkt, Bâle 1988). Il a organisé des séminaires etdonné des conférences en Suisse, en République populaire de Chine, aux Etats-Unis, en Allemagne, en Angleterre, au Japon et fait partie du jury de très nombreux concours internationaux de composition. Que ce soit au sein du Conseil de fondation de Pro Heletia ou au comité de l'ASM, dont il est membre d'honneur depuis 1979, la politique culturelle a toujours eu en lui un défenseur résolu. Depuis 1997, il est en outre membre ordinaire de la Freie Akademie der Künste de Mannheim. Son œuvre de compositeur luia valu de nombreux prix et distinctions, dont le prix de composition de la ville de Stuttgart en 1961, le prix Bernhard Sprengel (Hanovre) en 1962, le prix Conrad Ferdinand Meyer (Zurich) en 1970 ainsi que, en 1984, le prix des compositeurs de l'ASM et leprix artistique de la ville de Bâle, où il vit avec son épouse depuis un nombre d'années étonnant pour un homme qui tient si peu en place.

Musicien au sens même de la définition

Le théoriciens de la musique du moyen âge étaient convaincus de la nécessit de poser le chant monastique d'alors sur des bases rationnelles. Dans Musica Disciplina, traité écrit vers 850, Aurélien Reomensis compare la différence entre le chanteur et le musicien à celle qui existe entre le travail physique et celui de l'esprit ouentre le maître et l'élève.7 Environ 150 ans plus tard, Gui d'Arezzo postule que le mot « musicien » doit être réservé à celui qui connaît les bases théoriques de la musique, alors que le « cantor », qui chante et fait de la musique sans savoir ce qu'il fit, ne dépasse pas, dit-il, le stade animal. Aurélien et Gui ne plaident toutefois plus, comme Boëthius, pour une séparation radicale entre la philosophie et la théorie de la musique, auréolées d'un grand prestige social, et la pratique, socialement peu vlorisante, de celle-ci ; la distinction qu'ils font est entre une musique reposant sur un fondement théorique et une pratique de la musique née de l'habitude de jouer, et c'est pour la première qu'ils militent, celle que sous-tend une base rationnelle.

Slon cette définition, Rudolf Kelterborn apparaît comme un véritable musicien, en qui - son curriculum vitae en fait foi malgré la sécheresse de l'énumération - la musique s'incarne toujours comme une discipline indivisible et qui a toujours mené de front,dans ses nombreuses activités, théorie et pratique, raison et émotion, analyse et interprétation, musique et autres arts, composition et exécution, musique vocale et instrumentale, enseignement et organisation, recherche et mise en pratique, écriture et rdaction, programmation et gestion, engagement professionnel et politique. Il a, bien entendu, réfléchi aux interdépendances pouvant exister entre des positions, des contenus et des activités particuliers8, cherché le dialogue avec les musiciens essentiellment interprètes, travaillé comme directeur de musique avec des amateurs et des professionnels, enseigné des matières obligatoires et principales, vouant, devenu directeur de l'Académie de musique de Bâle, à toutes les branches dont il était responsable, savoir formation de base, école de musique, haute école de musique et Schola Cantorum Basiliensis, c'est-à-dire formation musicale pour amateurs de tous âges et formation professionnelle en musique ancienne et moderne, avec leurs instruments respectifs -ainsi qu'à toutes les personnes les composant (élèves, étudiantes et étudiants, enseignantes et enseignants, personnel administratif) le même intérêt, assistant, prêt à les aider, à toutes leurs manifestations. Il agissait toujours en homme résolu, convaicu, exact, fiable et intègre, montrant en tout « la force sereine d'une vie menée avec constance »9.

Facette N° 1 : le penseur

Considérant de plus près son activité de théoricien et de pédagogue de la musique, il n'est pas exagéré d'inscrire Kelterborn ans une lignée allant d'Hector Berlioz à Pierre Boulez en passant par Arnold Schönberg, c'est-à-dire de compositeurs qui sont aussi de grands penseurs, analystes et pédagogues de la musique. Influencé par Schönberg et Erwin Ratz, Kelterborn a été parmi le premiers en Suisse à mettre fin à la malheureuse habitude qu'on avait de découper la théorie de la musique en matières telles que l'harmonie, l'analyse formelle et le contrepoint et à celle, non moins funeste, de détacher les œuvres musicales de leur conexte historique et individuel ; ainsi a-t-il contribué à transformer l'analyse formelle quantitative en une analyse ‹ globale › et qualitative et à faire entrer dans l'enseignement cette analyse qualitative, qui seule permet d'appréhender vraiment la musiue. Telle qu'il la conçoit, l'analyse musicale « consiste tout d'abord à reproduire autant que possible (et le cas échéant communiquer) sur un autre plan, conceptuel celui-ci, ce que le compositeur a conçu en termes purement musicaux. Sans cette verbalisaion des concepts en relations, développements, proportions et autres éléments musicaux, il serait impossible d'appréhender rationnellement ce que sont les processus et données de la composition. Pour celui qui est occupé à écrire de la musique, cette verblisation n'est évidemment pas opportune. Il pense certes en termes purement musicaux, mais n'en pense pas moins : la façon dont il conçoit son œuvre, les rapports qu'il crée […] ne lui sont pas dictés par des forces mystérieuses, surhumaines, ils naissentde sa pensée musicale, de son inventivité musicale. Composer est, jusque dans les moindres détails, un acte conscient - sauf que cette conscience se situe sur un plan autre que celui du langage et de la pensée. »10 Le Kelterborn analyste et le Kelterborn ompositeur interagissent donc l'un avec l'autre, ils pensent en musique, l'analyste éclairant le compositeur et vice-versa.

Ses contributions originaires à un art global de l'analyse musicale tirent leur substance de l'étude des théories de l'informationet de la communication ainsi que des expériences qu'il a faites avec la nouvelle musique. Quand il dit et écrit, avec un entêtement digne d'un Caton, que « l'analyse musicale ne peut être que lecture, et qu'elle doit être portée par une pratique constantede l'écoute »11, il pointe la différence, dont on était beaucoup moins conscient autrefois qu'aujourd'hui, entre la musique en tant que structure et que forme. Disons, en forçant un peu le trait, qu'une œuvre musicale a une structure, que lui donne la démrche du compositeur, et qu'elle est forme en tant que résultat musical, tel que l'entend l'auditeur. La description de la structure (façon de ‹ faire ›, de construire, de noter une composition) doit donc être séparée de celle de la forme (façon dont elle st entendue par les uns et les autres), et ce alors même que l'œuvre ne se décompose pas en ces deux pôles, uniquement évoqués pour les besoins de l'analyse, et que son individualité et sa qualité lui viennent, au contraire, de la tension dialectique entr la structure composée et la forme telle que la reçoit l'auditeur.

Pour ce qui est de l'analyse, Kelterborn recommande expressément de procéder par déduction (ce qu'il fait aussi, on va le voir, lorsqu'il compose !) : « L'analyse musicale […] doit absolment partir de l'écoute (répétée) de la pièce (mouvement), de même que sont à contrôler et vérifier par l'écoute toutes les étapes suivantes de l'analyse - processus partant de l'architecture générale pour aller vers la structure interne. »12 Il a dressé,pour pouvoir appréhender l'architecture générale, un catalogue de « facteurs générateurs de forme », qu'il a considérablement élargi, en travaillant sur des musiques plus récentes, d'éléments tels que densité du mouvement, espace sonore, gestuelle et timbe, qu'inversement il a aussi découverts dans des musiques plus anciennes. Il a montré, dans des travaux exemplaires, comment de grands compositeurs marient convention et innovation, comment Haydn ou Mozart, dont il se sent plus proche que de Beethoven, repectent le principe de la sonate, qu'avec d'autres ils ont fondé, tout en ajoutant à l'apparente rigueur de la forme établie des éléments formels plus libres, parvenant ainsi à des effets de superposition formelle que Kelterborn considère comme un critèreessentiel de la qualité d'une composition.

Facette N° 2 : le pédagogue

Consistant à considérer séparément la structure et la forme et à décrire la « forme générale » comme celle qui s'entend, la démarche de Kelterborn ouvre aux non-initiés, tout comme ceux qui ne connaissent pas encore bien la nouvelle musique, des perspectives encourageantes. A quoi bon être mélomane averti et tout savoir de l'ordonnancement des mouvements de la sonate et des effets de double canon du premier mouvement de la symphoni op. 21 d'Anton Webern si cela est à peine perceptible à l'écoute ? En une démarche ouvertement émancipatrice, Kelterborn encourage en revanche les esprits curieux à laisser là tous complexes et à pratiquer une perception en quelque sorte statistique de l musique : Lorsqu'une musique est inconnue, il est recommandé de recenser en plusieurs étapes tout ce qui est auditivement saillant, tout ce qui lui donne sa forme et d'en dresser un protocole d'écoute. Nul besoin pour cela de savoir analyser des structurs, sans compter que c'est l'unique moyen de reconnaître comme telle une « forme générale » qui, pour reprendre l'exemple de Webern, se moque d'ailleurs des conventions et n'obéit en rien au principe de la sonate !

Etudiant de Kelterborn (théorie de la msique comme matière principale) de 1968 à 1972 à Zurich, j'ai eu la chance d'être confronté à cette nouvelle méthode d'analyse au moment même où elle prenait corps. Notre volée a sans doute été la première de Suisse à apprendre et peut-être même à contriber très modestement, car il exigeait, de façon parfois péremptoire, que chacun participe activement à l'enseignement, à ce qu'un plus large public a pu connaître par la suite grâce à ses monographies et ses livres. Les explications théoriques se limitaien à ce qui était nécessaire à la compréhension du contexte dans lequel se situait la composition que l'on étudiait ; c'est sur celle-ci qu'il mettait l'accent. Ce que l'on a vu ci-dessus qu'il prônait (écouter et ne pas se contenter de lire ; distinguer laforme de la structure ; prendre en compte tous les paramètres de l'œuvre ; procéder globalement) formait déjà la base de son enseignement. Bref, un panneau indicateur qui, faisant mentir Max Scheler, suivait la direction qu'il indiquait. Compositeur posséant parfaitement son métier, Kelterborn a mis l'analyse à notre portée, appliquant, peut-être sans les connaître explicitement, parce qu'ils étaient encore peu connus à l'époque, les principes de base d'une pédagogie moderne, et nous permis d'apprendre d'ne façon globale, agissante, exemplaire, maillée et engendrant la compétence.

Mes camarades d'études (dans les matières obligatoires) ne l'ont pas tous vécu ainsi, et l'honnêteté oblige à reconnaître que, devant les classes et les groupes, Kelterborn n'vait pas toujours, au début de sa carrière d'enseignant, ce que j'appelle l'érotique de la pédagogie musicale. L'élève qui ne s'intéressait qu'aux matières instrumentales, manquait d'agilité intellectuelle et ne satisfaisait pas à ses exigences (c'est-à-dre à celles d'Aurélien et de Gui) avait vite fait d'user sa patience, dont les limites étaient assez rapidement atteintes. Ajoutez à cela que les habitants du nord et du nord-est de la Suisse, habitués à prendre leur temps avant de parler, étaient promptsà prendre pour des attaques personnelles les manifestations d'un humour bâlois très narquois mais jamais blessant. S'agissant, en revanche, du cours principal (harmonie, contrepoint, analyse), où j'étais seul avec lui, je l'ai toujours vécu comme un mento sensible et attentif, comme un esprit ouvert et non dogmatique, reprenant à son compte pour les corriger mes tâtonnements et solutions. A ce climat stimulant s'ajoutait un élargissement presque révolutionnaire pour l'époque de la formation des professeur de théorie de la musique, qu'il avait enrichi de véritables cours de didactique et de méthodologie de même que de cours probatoires et de remplacements accompagnés.

On peut en dire autant des cours de composition, pourtant incomparablement plus difficies (de l'atelier de Kelterborn sont par exemple sortis Peter Wettstein, Bettina Skrzypczak, Christoph Neidhöfer, Lukas Langlotz et Andrea Scartazzini) : le maître accompagnait avec sensibilité et délicatesse l'évolution du langage musical de chacun au lie de plier l'élève à ses maximes esthétiques. Le dialogue l'emportait sur l'enseignement, l'étudiant était tantôt élève tantôt enseignant. Kelterborn avait pris cette habitude alors qu'il était lui-même élève, et un élève heureux : « Les enseignants que j'i eus ont beaucoup compté pour moi - et je ne dis pas seulement cela pour la musique et ma formation professionnelle (de mes maîtres d'allemand et de mathématiques du gymnase j'ai appris énormément de choses qui m'ont été utiles). Je leur dois beaucoup. Pur ce qui est des professeurs de composition, je n'avais jamais envie de composer comme eux, et ils ne prétendaient pas, de leur côté, que je travaille de la même façon qu'eux. Cette expérience a été déterminante pour le professeur de composition que je sis devenu et m'a permis de beaucoup recevoir de mes élèves. »13

Facette N° 3 : le propagateur de musique

Cette veine didactique et pédagogique, qui peut aussi s'adresser au public le plus large, est également présente chez Kelterborn programmateur de coférences, d'émission de radio et de concerts. Voici ce qu'écrivait Urs Frauchiger à propos de sa première émission pour la radio alémanique (DRS II) en 1972 : « Quelle heureuse surprise que d'entendre l'un de nos plus grands compositeurs s'exprimer aussi lairement, exposer avec précision et de manière à être compris de tous des données complexes, et évoquer des ambiances, des sensations, des émotions sans tomber dans le sentimentalisme. Et quel étonnement de le voir jongler, sans avoir l'air d'y toucher, vec les ficelles du métier, situer ses œuvres dans leur contexte historique et donner ainsi, tout en finesse, à l'auditeur les éléments d'information dont il a besoin pour comprendre. »14 Sa série d'émissions « Musik bewusst hören - Musik verstehen » (Ecoter la musique les oreilles ouvertes et la comprendre) lui valut, la même année, le prix de la radio de la ville de Zurich et il était nommé, un an plus tard, à la tête du département Musique de la radio alémanique. Ce poste lui permit de donner libre cous à «son infinie curiosité musicale et de porter au plus haut degré son extraordinaire capacité à cerner un ensemble pour procéder ensuite par comparaison, rapprochement, association et mise en contraste ».15 Les émissions qu'il composait étaient souvent 'occasion de comparer des œuvres et de mettre en évidence des correspondances manifestes ou cachées. Par exemple celle du 24 janvier 1978. Intitulée « Musiques vocales anciennes et nouvelles, une soirée de double confrontation », elle opposait, en premièr partie, de la musique religieuse byzantine et une œuvre du compositeur grec Dimitri Terzakis influencée par cette musique et, en deuxième partie, L'Amour et la vie d'une femme, de Schumann, et une œuvre du compositeur suisse Rainer Boesch. « Double confrntation » est d'ailleurs un euphémisme pour une émission qui mettait en présence musique occidentale et orientale, séculière et religieuse, œuvres collectives et œuvres d'auteurs, solistes et chœurs, chant accompagné ou non accompagné et ainsi de suite.

Kelterborn a procédé selon le même principe pour des programmes qu'il a préparés pour le Forum musical bâlois ou des concerts placés sous sa propre direction. De composition parfaitement symétrique, avec une œuvre de Haydn pour axe central, l'exemple ci-dssous illustre à merveille les programmes qu'il a conçus pour le Forum musical bâlois (illustration 1). Quant aux concerts dirigés par lui-même, on en aura une idée avec un programme réalisé il y a dix ans pour la Tonhalle de Zurich : sa Musica luminosa pr orchestra et suivie de la symphonie Linz de Mozart et ses Gesänge der Liebe succèdent, après l'entracte, à l'ouverture de Lohengrin, de Richard Wagner. Il explique ce choix dans le cahier publié à l'occasion du concert : « Chacune des deux parties du prgramme commence par une brève ‹ musique de lumière ›. Constituée de ma Musica luminosa et de la symphonie en do majeur KV 425 de Mozart, la première partie présente des œuvres pour lesquelles il n'existe pas de programmes extramusicaux, alors que la deuxième partie est faitede compositions - l'ouverture Lohrengrin de Wagner et mes Gesänge der Liebe - dont les éléments extramusicaux, en ce qu'ils renvoient à l'opéra ou à des textes du Cantique des cantiques de Salomon, sont évidents. Malgré le chatoiement du do majeur, la symhonie de Mozart (à l'exception du menuet) ne cesse d'explorer des régions obscures et douloureuses. Dans les Gesänge der Liebe, les zones d'obscurité et de mystère et celles de lumière et de clarté se fondent souvent en un clair-obscur. »16

« Structure e expression » : Kelterborn le compositeur

Comment cet homme débordant d'activité trouvait-il encore le temps et le calme qu'il faut pour composer ? Toujours est-il que l'universalité et la productivité dont fait foi sa biographie ont pour pendant une crétion aussi vaste que diverse, comprenant près de 150 œuvres appartenant à tous les genres musicaux. Remarqué pour la première fois au plan international lors de la fête de la SIMC de 1956 à Stockholm, il figure incontestablement parmi les compositeurs suises les plus importants et les plus joués de notre temps. De ses œuvres les plus anciennes au plus récentes, son évolution va d'un seul jet. Il a étudié le néoclassicisme, la deuxième école viennoise, la musique sérielle et aléatoire. Fécondé par la musiqe de Stravinsky, Béla Bartók, Webern, Alban Berg, György Ligeti, Boulez et bien d'autres, il a néanmoins su se forger sa propre identité musicale et s'inventer un langage personnel, qui se nourrit de techniques et matériaux divers et oscille entre constane et innovation.

Qu'il s'agisse de ses propres œuvres ou de celles des autres, il recommande, au lieu de s'interroger d'abord sur le sens d'une composition, de la recevoir comme un substrat sonore, telle qu'elle est, et d'en déduire les autres aspects d critères immanents à la musique. « Je comprends mal l'entêtement que l'on met à s'interroger sur le sens d'une œuvre musicale. […] Le recours à des explications extramusicales m'apparaît souvent comme une fuite devant les efforts que nous demande à tous ne musique dès lors qu'elle est complexe. »17 Aussi n'aime-t-il guère parler de la sienne. Les explications qu'il donne de ses œuvres sont donc d'une bienfaisante concision et se bornent strictement à la facture musicale. Il fuit comme la peste l'exégèse rogrammatico-sémantique. Le compositeur se sert, pour dire ce qu'il a à dire, des moyens propres au langage musical ; s'il voulait s'exprimer avec des mots, il écrirait au lieu de composer. Sans compter que « les explications que l'on donne de ses propresœuvres embrouillent bien des fois l'auditeur plus qu'elles ne l'éclairent » et qu'elles bloquent son imagination ; « il est bien plus important que le public soit curieux et n'ait pas de préjugés » (1990).

Ce n'est toutefois pas parce qu'il refuse cetteherméneutique de façade qu'il faudrait prendre Kelterborn pour un compositeur faisant une musique abstraite et factuelle, se réduisant à des « formes mues par le son ». « Je conçois la musique comme un art de l'expression. […] Je cherche toujours, lorsquej'écris, à être aussi expressif que possible, et cette recherche est une composante absolument déterminante du travail artisanal du compositeur. »18 Selon lui, la technique consiste à « tisser un réseau serré de références, manifestes ou cachées »19, et ss compositions complexes, servies par une maîtrise parfaite du métier, une imagination fertile et un sens consommé de la forme, aboutissent ainsi à des couleurs sonores et une gestuelle où la structure le dispute à l'expression, l'intellect à l'émotion, l musique ‹ absolue › à l'intensité dramatique. On retrouve toujours chez lui une organisation très stricte, mais sans dogmatisme, des matériaux, une complexité formelle dont il a déjà été question et, outre le caractère fondamentalement « antithétique »20de ses compositions, la dualité récurrente du clair et de l'obscur. On en a une illustration dans la description citée ci-dessus de ses Gesänge der Liebe et une autre, particulièrement forte, dans l'un de ses chefs-d'œuvre, Ensemble-Buch I pour baryton etinstruments sur des poèmes d'Erika Burkart (1990), où il donne, sans que l'oreille puisse s'y tromper, deux musiques de nuit et trois de lumière et montre à quelle intensité la musique peut porter le calme.

Outre la musique de chambre (par exemple Reaktonen, 1974 ; Consort-Music, 1976 ; cinq quatuors à cordes, 1954/1989) et la musique orchestrale (par exemple Changements, 1973 ; Musica luminosa, 1984 ; quatre symphonies, 1967/1986), la musique vocale tient une très large place dans l'œuvre de ce passioné de littérature. On citera Fünf Madrigale pour grand orchestre et deux voix seules (Charles F. Ramuz, William Shakespeare, Louise Labé et d'autres, 1968), Gesänge zur Nacht pour soprano et orchestre de chambre (Ingeborg Bachmann, 1978), Gesänge der Liebepour baryton basse et orchestre (1988), six opéras, dont Ein Engel kommt nach Babylon (d'après Friedrich Dürrenmatt, 1976) et Der Kirschgarten (1981). S'exprimant sur la place que les différents genres tiennent dans son œuvre, il a dit : « Je n'ai pas écrt, tout compte fait, plus de musique vocale qu'instrumentale, au contraire. Chez moi, le texte sert souvent de commentaire à la musique, et il est arrivé que je cherche un texte alors que la musique était déjà écrite. Ce qui m'intéresse, c'est la distancechangeante entre texte et musique ou la façon dont les deux s'intègrent. »21 Signalons enfin que l'attrait qu'exerce sur lui la musique ancienne l'a conduit à écrire pour des instruments de la Renaissance (par exemple « Schlag an mit deiner Sichel », 1981 : « Ce qui m'intéresse là-dedans, c'est la matière sonore et quand j'étais à l'Académie de musique j'ai toujours poussé les gens de la Schola Cantorum à jouer aussi de la musique moderne. »22

La facilité avec laquelle Kelterborn marie les instruments le plus inattendus (exemples de ces dernières années, les Vier Fantasiestücke pour violon et marimba, 1992, ou la Monodie III pour violoncelle et harpe, 1996), sa capacité à s'acquitter de tous les genres de commandes et son brio technique lui ont égalementvalu des critiques, dont celle-ci, qu'il vaut la peine de méditer, concernant l' Ensemble-Buch I : « Musique maîtrisée, maîtrise du métier, que Kelterborn possède au plus haut point, et maîtrise des esprits. C'est là le paradoxe d'une musique qui organiseles ambiances. Chez Kelterborn, la construction est essentiellement construction d'ambiances et de gestes. »23

Les œuvres des dernières années présentent, il est vrai, des aspects de plus en plus rugueux et non domestiqués, et cela vient de ce que « les nstruments sont traités comme pour un livre d'ensemble » (1997), comprenant aussi des solos, des duos et des trios (par exemple dans Streichtrio, 1995/96, ou Fantasien, Inventionen und Gesängen pour clarinette, deux violons, alto et violoncelle, 1996) aini que par l'utilisation croissante de bruits et de rythmes rappelant le hoquet. Lorsqu'on les entend pour la première fois, ces compositions donnent quasiment l'impression d'être disjointes et mises bout à bout par addition, alors qu'elles sont, en réalit, reliés par un réseau serré et sous-cutané de procédés structurels. Streichtrio, sans doute l'une des meilleurs œuvres de Kelterborn, se compose par exemple de onze mouvements courts, qui forment cependant un ensemble cyclique en deux parties, commençantchacune par un hoquet, structure apparue au XIVe siècle « où les trois voix paraissent hachées, comme criblées de trous mais ne s'imbriquent pas moins parfaitement les unes dans les autres. Dans les deux commencements, les sons qui forment la base sont idntiques, sauf que des décalages métriques et rythmiques viennent tantôt gommer et épaissir tantôt effiler la texture, comme pour mettre en musique les deux aspects du hoquet, le vide et le plein. »24 (example 1) Même début, mais des développements, des drmaturgies et des processus différents, caractéristiques de l'arborisation croissante des œuvres les plus récentes du compositeur.

Cela est également valable pour le chef-d'œuvre suivant de Kelterborn, « Namenlos. Six compositions pour grand ensemble et sns électroniques » (écrit en 1995/96, créé en 1997), où se confirme ce qui vient d'être dit (l'orchestre lui-même étant traité comme un « livre d'ensemble » ; œuvre une et multiple, faite de tutti, de groupements les plus divers et de solos, d'éléments sttiques et dynamiques, d'explosions et de calme, d'une grande diversité de gestes, de sons et de bruits et dont les éléments sont maintenus ensemble par la densité des motifs qui les structurent) mais où s'ouvre aussi (après une première tentative dans Espnsioni) une nouvelle facette de sa création : le recours à l'électronique, conforme à sa philosophie, selon laquelle « il ne faut jamais cesser de s'ouvrir de nouvelles fenêtres »25. Ce qui l'intéresse n'est pas l'aspect stérilement technique de la chose,mais l'exploration de dimensions sonores nouvelles ainsi que la recherche dialectique des complémentarités possibles - oppositions abruptes ou superpositions subtiles, voire retournement de l'idée que l'on s'en fait généralement : « J'ai même l'impressionque […] l'agressivité vient des interventions des instruments traditionnels alors que la sensualité et la couleur seraient plutôt du côté du son électronique. »26 Et que dire, alors, des passages où le son direct et acoustique et les sons électroniques, aenés par des haut-parleurs, s'interpénètrent au point que l'oreille vient à les confondre.

Le processus de création

La fig. 2, l'une des premières esquisses de Namenlos, montre le plan formel de l'œuvre, typique, à bien des égards, du processus de créaion de Kelterborn, pour qui « concevoir la forme, le canevas général d'une pièce ou d'une partie de pièce musicale représente l'un des aspects les plus passionnants du travail de compositeur. Si cet aspect est devenu si important, c'est, dit-il, qu'il n'eiste pas de modèles formels faisant autorité. »27 C'est par un synopsis formel et sa subdivision en unités quantitatives que commence de toute évidence la vision musicale qu'il a d'une nouvelle œuvre. Ce en quoi il relève, sans en avoir l'air, de la tradiion déductive scholastique - « forma definit materiam » - à laquelle appartenait encore explicitement un Jean-Sébastien Bach. Ce n'est en tout cas par hasard que les premières notes qu'il prend ont souvent trait à l'architecture de l'œuvre qu'il projette.Mais il est incapable « de s'asseoir à sa table tant qu'une pièce n'est pas en grande partie achevée dans ma tête, ce qui généralement prend passablement de temps. »28 Ce n'est pas tant sous forme de notes que de diagrammes verbaux qu'il met sur le papie ses abstractions formelles et les idées musicales concrètes qui les suivent de près. Sorte de première partition de mots, la figure 2 témoigne très clairement d'une conception formelle, temporelle, sonore, gestuelle et dramaturgique déjà très avancée.

énérant une œuvre multidimensionnelle, les trois symétries ont chacune leur fonction formelle. La plus frappante est la symétrie axiale, que structurent essentiellement les injections électroniques. Lorsqu'on regarde les deux parties de trois sections chaune, on constate que les deux « compositions » centrales ne comportent pas d'injections électroniques, que les parties N° I et VI en ont une chacune et les parties N° III et IV, qui s'organisent autour d'un axe central imaginaire, trois chacune (les symboes E1-E4 qui représentent les blocs électroniques sur la fig. 2 ne correspondent pas encore à la nomenclature définitive). Ce qui donne le schéma suivant :

« Compositions »
I
II
III
IV
V
VI
«Injections électronique »
E1
E2/E3/E4
E5/E6/E7
E8

Faute de place, il est impossible d'évoquer ici un certain nombre d'autres principes de construction et de symétries, dont résulte une ambiguïté architecturale prévenant tout effet de rondeur ou de banalité, de même que casse ce qui pourrait doner une impression d'académisme formel l'accentuation extraordinairement riche de la matière, le traitement des détails, dont certains rompent délibérément la symétrie.

Pas de fin

Namenlos est une œuvre à tout point de vue complexe et ramifiée. Après uncommencement tumultueux, en « de profundis » (comme dans Fantasien), et une fragmentation croissante de la compacité initiale, elle parle d'agrégats musicaux, de gestes, de processus, de mouvements et de voies qui, « dans chacune des six compositions, aini que dans le cycle d'ensemble, […] prennent des directions souvent imprévisibles, pouvant aboutir à des buts inattendus »29 - offrant une « réflexion musicale en six volets sur l'expressivité individuelle et sa disparition dans l'entrelacement des voix e la masse sonore (y compris les apports électroniques) »30. Bruits de la nature et cris, menaces et idylles défilent en alternance, car « le ‹ contenu › de ma musique est fait de la tension souvent à peine supportable entre les beautés de ce monde, les posibles inouïs de la vie et les peurs, les horreurs et les détresses de notre temps. »31

Quand, dans la composition N° VI, les bruits d'origine technique se transforment en son ‹ naturel ›, interprété par l'ensemble, et, après la fin de la composition prorement dite, lorsque la voix se fait entendre pour la première fois, ce n'est sans doute pas, comme l'a cru un critique présent lors de la création de l'œuvre, pour que l'œuvre s'achève sur une note d'apaisement - ce qui serait tout de même trop banal etdépraverait la complexité qui régnait jusque là -, mais pour faire résonner une nouvelle facette sonore et créer un recommencement qui prolonge l'œuvre au-delà de la durée de la représentation et donne à celle-ci une relation dialectique supplémentaire, s situant entre chose achevée et chose ouverte (example 2). A la façon dualiste, antithétique du début se substitue donc de plus en plus une manière dialectique gagnant en subtilité.32

Les notes plus anciennes sur Namenlos montrent un Kelterborn moins avae de confidences qu'à l'ordinaire. On peut en dire autant du poème qui, comme c'est souvent le cas chez lui, n'était pas fixé dès le début et caractérise ensuite la musique (et non l'inverse, la musique caractérisant le poème) : En contradiction apparenteavec le texte, le baryton chante son « Vegghio, penso, ardo… »33 très doucement, « molto tranquillo », et le moi lyrique semble être, comme la nature, rien moins qu'éveillé. La manière dialectique dont Kelterborn compose est toutefois trompeuse ; la hauter expressive de la voix et le dernier son qui s'échappe du vibraphone, à peine effleuré et vibrant au plein sens du terme (à une tierce mineure de l'avant-dernier son, comme à la fin de la première grande partie !) produisent un effet d'une intensité quen'atteindrait jamais une mise en musique redondante, faisant des trois mots qui accompagnent les sept derniers sons un autoportrait certes codé mais complet du compositeur ! Inversant les rôles, j'aimerais lui lancer, pour la suite de sa vie et de sa créaion, les derniers mots de Bouddha à ses disciples : « Allez plus loin ! »

1 Ich widme diesen Aufsatz, mit meinen besten Wünschen, Rudolf und Erika Kelterborn-Salathé.

2 « [Das Problem] wird im Gehen gelöst. »

3 R. K. : « Anmerkungen zur Oper Der Kirschgaren », dans: R. K. : Musik im Brennpunkt. Positionen, Analysen, Kommentare, Bâle 1988, p. 168-170, ici p. 168f.

4 R. K. : « Text und Musik - Libretto », dans : ebd., p. 147-160, hier p. 155.

5 Wolf-Eberhard von Lewinski : « ‹Eindeutig und kunstvoll›. Der Kmponist Rudolf Kelterborn », dans : Hans Jörg Jans (éd.) : Komponisten des 20. Jahrhunderts in der Paul Sacher Stiftung, Bâle 1986, p. 400-406, ici p. 401.

6 Dino Larese : Rudolf Kelterborn. Eine Lebensskizze, Amriswil 1970, p. 8f.

7 « Tantum inter musicm distat et cantorem, quantum inter […] corporale artificium et rationem. […] Etenim in tantum distare videntur inter se musicus et cantor quantum magister et discipulus. » (Musica Disciplina, Cap. VII : « Quid sit inter musicum et cantorem », éd. Lawrenc Gushee, Rome 1975, p. 77f.)

8 R. K. : « Musik und Intellekt » (p. 9-20), « Die Bedeutung historischer Musik für den zeitgenössischen Komponisten » (21-31) et « Kompositorische Struktur im Dienste des musikalischen Ausdrucks » (94-99), dans : R. K. : Musi im Brennpunkt, (note 3), ou son livre Analyse und Interpretation (= Musikreflexionen IV, éd. Musik-Akademie der Stadt Basel), Winterthur 1993.

9 Urs Widmer : « Die Verlässlichkeit eines stetig geführten Lebens », dans : Humphrey Bogart (= Reihe Hanser 29, Reihe Film 8, éd. Peter W. Jansen et al.), p. 131-144.

10 R. K. : Zum Beispiel Mozart, Bâle 1981, p. 81.

11 Ibid., p. 9.

12 Anton Häfeli : « Docere inveniendo - Invenire docendo oder Der Komponist als Musikdenker und Lehrer », dans : Rudolf Kelterborn.Komponist, Musikdenker, Vermittler, éd. Andres Briner et al. (= Dossier Musik 3 Pro Helvetia), Berne 1993, p. 113-126, ici p. 117.

13 R. K. : « Statement », dans : « Entre Denges et Denezy… ». Dokumente zur Schweizer Musikgeschichte 1900-2000, éd. Ulrich osch, Bâle 2000, p. 271f.

14 Urs Frauchiger : « Rudolf Kelterborn als Musikvermittler und Programmgestalter », dans : Rudolf Kelterborn (note 12), p. 127-137, ici p. 127.

15 Ibid., p. 129f.

16 R. K. dans Programmheft 2 de la Tonhalle-Gesellschaft Zurich,12 séptembre 1991, p. [14].

17 R. K. : « Musik und Intellekt », dans : R. K. : Musik im Brennpunkt (note 3 et 8), p. 20.

18 R. K. : « Kompositorische Struktur im Dienste des musikalischen Ausdrucks », dans : R. K. : Musik im Brennpunkt (note 3 et 8), p. 9.

19 Sigfried Schibli : « ‹Technik heisst, ein Netz von Bezügen zu schaffen›. Ein Gespräch mit dem Komponisten Rudolf Kelterborn », dans : Basler Zeitung 154, 26. séptembre 1996, N° 225, p. 45.

20 Thomas Meyer : « Espressivo mit Einwürfen », dans : Tages-nzeiger 109, 8 février 2001, N° 32, p. 58.

21 Sigfried Schibli (note 19), p. 45.

22 Ibid.

23 Christoph Keller : « Konstanten eines Schaffens », dans : Dissonance 31/février 1992, p. 30f., ici p. 31.

24 Patrick Müller : « Musik denken. Rudolf Kelterborn i Musikforum Zug », dans : NZZ 218, 3 mars 1997, N° 51, p. 23.

25 Sigfried Schibli (note 19), p. 45.

26 Ibid.

27 R. K.: « Musikalische Form als dramatischer Prozess », dans : R. K.: Musik im Brennpunkt (note 3), p. 100-110, ici p. 100.

28 R. K. et Arthur Gdel: « Zur Sinfonie IV (in einem Satz) », in: R. K.: Musik im Brennpunkt (note 3), p. 142-146, ici p. 143.

29 R. K.: « Kommentar des Komponisten », dans : Note de programme, Basler Musik Forum (6ème concert 1996/97), 27 mai 1997, p. [12].

30 Thomas Meyer:« Dem Eindeutigen entzogen. Basel: Namenlos von R. Kelterborn (UA) », dans : Dissonance 53/août 1997, p. 27f., ici p. 27.

31 R. K. 1993, cité selon Anton Häfeli: « Rudolf Kelterborn », dans : Komponisten der Gegenwart, München 1996.

32 Zu den Vier Fantasistücken für Violine und Marimbaphon (1992/93) schreibt Kelterborn Ähnliches: « Die formale Offenheit (‹Fantasie›) kommt am deutlichsten im letzten Stück zum Ausdruck: Der Schluss könnte ein Neuanfang in einem völlig veränderten ‹Klima› sein » (in: « Notizn zu den Werken » im Booklet zur Kelterborn-CD pan classics 510 112, Arth 1998, p. 5).

33 Der Text in « Komposition VI » ist Francesco Petrarcas Canzoniere 164 entnommen. Die letzten Worte bedeuten (in der Übersetzung des Komponisten): Wache ich und denke glühe ich…

Website Rudolf Kelterborn: http://www.musicedition.ch/composers/27d.htm