QUAND UN MORCEAU DE MUSIQUE EST-IL TERMINÉ ?
Deux réponses de Rico Gubler et Felix Baumann
Que se passe-t-il devant un feuillet vierge de papier réglé ? Comment débute un morceau de musique ? Quelles sont les conditions qui précèdent lécriture des premières mesures dune partition ? Ces questions ont déjà reçu plusieurs réponses. Dans les deux textes qui suivent, Felix Baumann et Rico Gubler trouvent plus fécond daborder le sujet par lautre bout : quand et comment un compositeur atteint-il la félicité que représente la double barre finale ? Quand un morceau de musique est-il terminé ? Bien que chacun des compositeurs parle de sa propre manière décrire, un long dialogue a précédé leurs déclarations, si bien que celles-ci reflètent à la fois une élucidation faite en commun et des oppositions plus tranchées du fait de cette conjonction.
LE SOULAGEMENT DE LA DOUBLE BARRE
PAR RICARDO GUBLER
Il y a beaucoup de doubles barres conclusives, mais il est rare quelles figurent vraiment à la toute fin du morceau. Parfois, elles se laissent enfoncer comme des piquets dans un sol sain ; mais le plus souvent elles ressemblent à des confessions de foi incertaines, auxquelles on se croit tenu dobéir pendant tout le travail, pour les sacrifier ensuite sans pitié à la première relecture.
En feuilletant diverses pièces, jai été frappé par la diversité des barres finales (et je parle ici des véritables conclusions). Il y a des compositeurs, comme Emiliano Turazzi, dont le morceau pour saxophone se termine presque par hasard sur une simple barre de mesure, au bout dune heure ; dautres, qui recourent à une notation purement graphique, concluent par une double barre qui ne manque pas dabsurdité. Même dans mes propres uvres, dont les doubles barres finales sont délibérément grasses (ou involontairement non grasses, selon les cas), celles-ci donnent des indications assez claires sur la conception du temps à lintérieur et en dehors de la pièce.
Jobserve souvent aussi le procédé consistant à noter en premier la fin dune uvre, pour récrire et développer ensuite cette forme claire, sorte détalon dont les ramifications prolifèrent jusquau cur du morceau. Les dernières mesures fonctionnent ici comme pars pro toto, avec linestimable mérite dindiquer au compositeur que la forme commence à " prendre " quand les modifications ralentissent nettement (ou alors que lauteur a perdu la vue densemble).
Ce constat fait, je peux définir mon sentiment pendant le processus de composition comme un va-et-vient entre la répulsion et lattraction quexerce la double barre finale ; et javoue que cette observation contient hélas plus quune parcelle de vérité : où quil faille la situer (et serait-ce dans la construction la plus réussie, même extra-musicale), la double barre ne serait jamais que le dernier tour de piste dun marathon si elle navait pas le rôle détalon pour jauger la rigueur de la grande forme à trouver. Dans mon travail, cette " instrumentalisation " aboutit à un phénomène bien connu, qui consiste à recopier sans cesse le matériau déjà existant pour le soumettre à lépreuve de la double barre.
Pour moi, lun des aspects décisifs qui expliquent mon besoin dexercer ce métier de compositeur-scribe est leuphorie qui mattend à la double barre, ce bref instant de satisfaction totale entre le dépôt de la musique sur le papier réglé et le début de lautocritique.
Au cours de lécriture, la double barre finale se transforme délibérément en instance (récurrente) de contrôle suprême. Comme pour la plupart des compositeurs, mon habitude dappeler première version la première copie au propre qui est soumise à linterprète, repousse lapposition de la barre finale définitive aux répétitions et loin au-delà de la première et de la deuxième audition. Cette méthode, qui produit une succession ininterrompue de nouvelles versions, trahit un besoin très net de garder les ajustements de détail (articulation, fluidité des tempi, etc.) pour lexécution, grâce à un mécanisme qui reste dans ma sphère dinfluence.
La décision de (vouloir et pouvoir) déléguer partiellement à linterprète le soin de recourir à linstance suprême de la barre finale souligne un aspect important de ma musique : lintérêt pour la zone floue, au concert et en répétition, entre linfluence du compositeur et limpact de linterprète sur le résultat sonore. Jessaie ci-dessous dexpliquer une manière de faire qui mette à disposition de linterprète cette " tactique de la barre finale " pour son travail, sans priver le compositeur de ses possibilités dintervention (à tous égards).
Un facteur important dans le modelage du flux musical et aussi dans celui du flux temporel général consiste pour moi à choisir différentes " couches de tempo " superposées, parce que jessaie de rendre au discours figé (par la notation) son individualité par le truchement de linterprète ; ce qui doit se produire en fonction de la conception que ce dernier a de larticulation, de lattaque et de la sonorité de son instrument, enfin de lambiance même de lexécution ou des conditions spatiales du concert. Pour y parvenir, je recherche linteraction dune conception très souple du tempo et une formulation claire, voire pédante, des différentes sonorités et des indications de jeu. Ces indications donnent la " recette " dune sonorité, ce sont en général des étapes intermédiaires et non lentassement de divers procédés. Lexécutant doit pouvoir élaborer une interprétation individuelle qui soit cohérente par rapport aux paramètres mentionnés. Dans Streif(f)lichter einer Morgenstunde, lorganisation du temps consiste en deux fourchettes de tempo qui se rapprochent (la noire à 5476 et 88126), et qui sont précisées par des indications verbales, mais surtout par les notes à jouer.
Jutilise ce système de façon plus poussée dans offen gefaltet (1999) pour violoncelle solo. Désormais, les trois fourchettes de tempo se chevauchent (la noire à 80132, 6096 et 4072), cest-à-dire que linterprète a la possibilité de jouer un tempo rapide plus lentement quun tempo lent, ce qui peut paraître absurde en théorie, mais qui est en fait la base de toute exécution musicale. Cette méthode me semble une bonne possibilité de rendre le discours musical et verbal, tout en échappant à la pulsation fondamentale, qui a certes un agréable effet tranquillisant, mais qui ramène tout à un même niveau.
Cette brève digression met cependant aussi en lumière le mécanisme débattu au début : trouver lexpression " sincère " dune pensée est soumis à une loi toute différente (de construction) que celle qui régit la parole humaine. Un de mes centres dintérêt est dailleurs dexplorer le phénomène qui veut que larticulation du langage humain puisse toujours exprimer quelque chose de " juste " sous des formes très différentes. Attention, je parle ici de la " justesse " de larticulation et du flux oratoire, non du contenu de la parole ; ce nest pas de savoir si linterlocuteur paraît crédible qui mintéresse, mais si sa posture rhétorique semble sincère. Les exemples peu nombreux (par rapport à la pratique musicale) où lon met en doute le flux verbal dune personne qui parle dans sa langue maternelle sont donc ceux qui mintéressent fortement.
Website Rico Gubler: http://www.neuemusik.ch/ricogubler.html
LE THÈME DE LA CONCLUSION ET LEFFET ZOOM
PAR FELIX BAUMANN
Y a-t-il des critères définissant la réussite dune pièce ? Comment se décide où placer la barre finale dune composition, que doit-il se passer avant ? Quelles sont les conditions génériques qui sans vouloir trop généraliser se retrouvent dans toutes les bonnes pièces émouvantes ? Est-il concevable, à la limite, de postuler un archétype, qui sactualise dans les formes les plus diverses ?
Peut-être le dénominateur commun consiste-t-il en une concrétisation perceptible à lintellect, qui se laisse démontrer, soit dans la modification du matériau musical, soit dans la perception modifiée du récepteur. Pour le compositeur, cela signifie le grossissement dune cible atteinte ou dune loi établie, la concrétisation croissante dune hypothèse un effet de focalisation.
La focalisation peut se produire de toutes sortes de façons, à commencer sur le plan du temps, sous forme dune accélération du tempo. Celle-ci peut conduire à un but, ce qui fait intervenir une dimension dramatique. Mais laccélération peut aussi être sa propre fin en soi, cest-à-dire que les auditeurs participent à un processus qui doit être vécu comme tel et qui constitue la prestation décisive.
Les possibilités de focalisation résultent du choix des procédés de composition utilisés, ou leur confèrent plutôt leur véritable caractère. En créant un contexte spécifique, les procédés mettent en lumière ce qui est caractéristique. Il y a donc un nombre inconcevable de focalisations possibles : réduction, combinaison ou multiplication, éclairage réciproque, contrastes, dégagement dun matériau nucléique à partir dun fond préalable, etc. Dautres possibilités innombrables de focalisation résident dans le contenu de la musique, du geste, des mouvements, de lharmonie, de la mélodie, des nuances, etc.
La musique, quelle soit très ancienne ou toute récente, vit de ces processus et reproduit dailleurs de la sorte dinnombrables phénomènes naturels et dexpériences qui se déroulent sur un mode analogue. Jappelle cette méthode générique " composer à laide de vecteurs " : une fois atteinte ou postulée, une hypothèse (Ausgangsposition) crée un centre dénergie qui appelle pratiquement son contraire, comme sil y avait surpression et sous-pression. Ce recours aux vecteurs provoque une polarisation dans la musique, qui suscite à son tour une sorte de tourbillon ou deffet zoom.
Contrairement à lancienne forme-sonate, la caractéristique de lemploi des vecteurs ou du zooming, comme je lappelle aujourdhui est de ne pas fonctionner comme un cadre dans lequel il faille ordonner les énergies de sens opposé, mais plutôt comme un système de pilotage voué au même but, il est vrai. Les possibilités dagencer ce système de pilotage sont innombrables. Le déroulement dune composition na pas du tout besoin dêtre linéaire, mais peut être conçu dans plusieurs dimensions simultanées. Chaque morceau, segment, mouvement, style, forme générique, voire des cycles entiers peuvent être conçus comme des illustrations du zooming et être lus comme des éléments emboîtés dans ce schéma (énergétique).
En voici deux exemples. Lextrait de nah/hautnah pour chur parlé, soprano solo, violoncelle solo et ensemble, daprès des textes de Sarah Kirsch, Sappho, Michel Serres, Stefan Buri et Hans Magnus Enzensberger, illustre le zooming temporel : en cinq étapes, les durées des mesures diminuent constamment (doubles-croches : 9-7-6, 7-6-4, 6-4-3, 4-3-2, 3-2-2, etc.). Le poids du premier temps passe ainsi au premier plan. Par la suite, cette focalisation devient la source dune multiplication organique, plus vaste, et de sens contraire des durées. Un fondu enchaîné progressif du chur parlé, traité à lunisson et doté de phonèmes élémentaires aux sonorités frappantes, avec des événements occasionnels, dabord très espacés dans le temps, provoque une accélération du sentiment relatif du temps et débouche sur un arrêt général, qui permet de réorganiser le matériau accumulé (durées de longueur différente, accentuation légère ou lourde, phonèmes élémentaires, répétitions, etc.) pour recommencer un même processus.
Dans Schwebungen pour violoncelle seul, une constellation initiale dissonante conduit par de subtils dégradés microtonaux à une harmonie extrêmement pure, qui sert à son tour de point de départ (Ausgang) à une progression gestuelle et rythmique. Les courbes de progression divergent alors de plus en plus, et il se développe une danse quasi elliptique, où le foyer de tension aspire à la détente, et vice-versa. La forme se constitue donc à partir dune addition de focalisations, tandis que la grande forme suit une courbe analogue par diminution de lintensité du mouvement. Les zones harmoniques extrêmes du début suscitent ainsi un bras de fer prolongé entre tension et détente, à la fin duquel reste une réminiscence de linstabilité initiale, mais basculée dans une dimension plus durable et plus intense. Lextrait de la partition montre comment le jeu entre discordance et diphonie pure passe au centre de la musique, au fur et à mesure que la durée des interventions diminue et que leur sonorité saccentue (pizzicato, glissando, polyphonie).
Quest-ce qui distingue le zooming ? Par quoi se caractérise-t-il ? Pour focaliser, il faut un point de départ. Cela nest pas aussi simple quil paraît. On atteint un point de départ quand la musique se met à parler. Parler ne signifie pas ici divertir, mais exprimer vraiment ce que lon veut dire. Hermann Burger, le profond écrivain suisse, souligne la différence, en français, entre langue et parole : " puis faire de la langue une parole, choisir tel élément de loffre infinie, rejeter tel autre. " Que le sol devienne assez ferme sous les pieds pour quon puisse se tenir dessus, voilà le point quil faut commencer par atteindre. Trouver le sol ferme peut être conçu comme la forme la plus simple de zooming. Il sagit de faucher autant dherbe que nécessaire, de la sécher et de lengranger pour que la pluie naissante ne puisse plus pourrir le foin. Le fourrage sera prêt.
Cest là que nous guettent les dangers : plus le maniement est sûr et le métier éprouvé, plus le danger est grand de vouloir atteindre trop vite la terre ferme. En labsence de risque, cest-à-dire de volonté du sujet composant doser sans cesse de nouvelles confrontations, les solutions toutes trouvées pâlissent rapidement. Risquer la confrontation, cest ne pas connaître demblée la sortie (Ausgang), nêtre pas capable dévaluer cent pour cent la situation. Côtoyer labîme, ne pas savoir si le temps suffira, si le sol vous portera vraiment, rend le travail plus acrobatique, plus courageux, plus expérimental, mais ne récompense pas que lauditeur avec limpression davoir escaladé lui-même le sommet. Cest aussi et en plus le signe dune nouvelle forme de focalisation. Quelle est belle, la sueur brûlée par le soleil, à la cime !
Dans un autre sens, le zooming est un phénomène qui tient à la perception. Le but est que, pendant la durée du processus ou jusquà ce quil sente le sol sec sous ses pieds, lauditeur éprouve une exacerbation des sens qui limplique, le stimule, le défie. Pour la durée dun segment, au moins, la musique prend donc une direction : il y a un avant et un après, elle décrit une courbe énergétique, qui peut à son tour se combiner avec une deuxième, une troisième, etc.
Ce faisant, il peut être avantageux dentamer une deuxième focalisation avec un autre matériau, ou il peut être avantageux de solliciter une seconde fois le même matériau. Ce nest pas tant le choix du matériau qui est décisif, mais de savoir si le bilan énergétique des deux parties séquilibre pour former un tout supérieur et cohérent, qui corresponde aux prémisses de la composition.
Dautres dangers résident enfin dans le fait de ne pas pouvoir évaluer correctement les tâtonnements de loreille à lécoute de la musique. Un trop grand nombre de processus simultanés ou superposés peut empêcher de suivre chacun deux séparément, ce qui réduit lapport énergétique : la musique faiblit au lieu de prendre des forces. De la même manière, ne mettre en branle quun petit nombre de processus pendant trop longtemps affaiblit leffet, parce que la pauvreté des informations provoque facilement lennui. Le facteur déterminant de la genèse de la forme est donc le constat sans prétention que les parties doivent se renforcer mutuellement. Évaluer ces pondérations est manifestement une tâche primordiale du compositeur.
Il devient évident, à ce point, que les possibilités de zooms et de grandes formes sont infinies. Il peut être nécessaire de les concrétiser dix fois, mais une autre fois, une seule forme suffira pour gagner la terre ferme. Ce nest une question ni de matériau, ni de quantité des opérations de zooming. Le rapport entre les prémisses dune uvre et lidée du morceau suffit déjà à générer des possibilités porteuses dune direction et dune sortie. La sortie trouvée, lair se met à chanter, la transcendance sinstalle et la musique commence de résonner.
Nous nous rapprochons ainsi de la question initiale. Il est possible que lénergie dépensée dans un morceau pour atteindre le point décrit légitime la barre finale ; mais peut-être faudra-t-il procéder à un nouvel examen (dans un paramètre voisin). Plus le sujet composant saura juger cette question de façon différenciée, plus lapposition de la barre finale pourra être imaginative. Inutile dajouter quà part cela, une musique poreuse suscite plus dintérêt quune musique saturée, que les formes ouvertes disposent plus agréablement lauditeur, et que la vitalité captive toujours quil sagisse dune musique sublimée et intime, ou dune explosion vigoureuse.