QUELQUEFOIS UNE BIZARRE SYNCOPE LE FAISAIT PÂLIR ET FROIDIR COMME UN MARBRE
PAR ROMAN BROTBECK
Portrait dun opéra : « Avatar », de Roland Moser, ou la relecture du conte fantastique de Théophile Gautier
Le 28 septembre 1905 parut dans les Annalen der Physik larticle « Électrodynamique des corps en mouvement » dAlbert Einstein. En y décrivant la théorie dhorloges en mouvement, lauteur esquisse le principe de la relativité, que ses collègues physiciens baptiseront plus tard théorie de la relativité. Cet article et son complément, remis simultanément à la rédaction des Annalen (« Linertie dun corps dépend-elle de sa charge énergétique ? », où apparaît pour la première fois la formule E = mc2) nont pas seulement influencé une bonne partie de la physique du XXe siècle, mais aussi sonné le glas dun mythe illustre du XIXe : léther.
La physique, la philosophie et lésotérisme de lépoque postulaient en effet lexistence dune substance totalement inerte et immatérielle, léther, qui baignait tout lunivers et servait de support au magnétisme, à lélectricité et à la lumière. La matière, soumise aux lois de la mécanique, flottait dans léther, qui obéissait aux mêmes lois, tout immatériel quil fût. Dans le domaine de la vulgarisation, qui touche aussi le roman et la nouvelle, léther permettait la simultanéité dévénements séparés dans lespace.
La notion qui imprègne la science-fiction et les écrits ésotériques du XIXe siècle est la simultanéité, alors quaprès Einstein, ce sont la non-simultanéité, voire linversion de la flèche du temps et le renversement de la cause et de leffet qui prédominent. Au XIXe siècle, non seulement la lumière et lélectricité étaient tributaires de léther, mais aussi le psychisme, lâme, le magnétisme, les sentiments, bref, tout ce qui était inexplicable et surtout insaisissable. Lâme était un « corps éthéré », capable, dans les écrits ésotériques, de se dilater librement ; et parce que dans cette matière fantôme infinie, tout se mêlait à tout, les corps éthérés pouvaient se fondre, se superposer, voire se substituer les uns aux autres. En français, tel échange sappelait « avatar ». Le terme provient du sanscrit et désigne une incarnation particulière de Vishnu. En bon français, il signifie toujours « métamorphose », « transformation », mais aussi (par contresens) « coup du sort » ou « mésaventure ».
LES BOURLINGUES DUN POLYGRAPHE
Le 17 février 1856 voit la mort de Heinrich Heine. Le 25 février, Théophile Gautier (18111872), écrivain, journaliste et peintre du dimanche, écrit la nécrologie du poète allemand, à qui il doit ses plus grands succès pécuniaires et, en partie, sa survie jusquà nos jours.
Avec léloge de Heine, le polygraphe Gautier assume un nouveau rôle, celui de nécrologue des amis et connaissances qui ont marqué sa vie et dont il a contribué à la notoriété et au prestige par ses critiques : Delacroix, Vigny, Ingres et Berlioz pour ne nommer que les principaux seront accompagnés au tombeau par de longs éloges, qui font encore autorité aujourdhui.
Théophile Gautier avait connu une vie aventureuse. Il parcourut toute lEurope (jusquà lOural), lAfrique du Nord et le Proche-Orient. Il fut témoin de nombreux événements historiques et le chroniqueur de mariages princiers ou dinaugurations de lignes de chemin de fer, le commentateur de la vie culturelle de toutes les métropoles du monde, mais surtout de Paris, et ce dans toutes les disciplines. Véritable « corps éthéré », Gautier assista à tous les événements imaginables et inimaginables : le retour à Paris de la dépouille de Napoléon Ier, les noces du tsar, linauguration du canal de Suez, les premiers ébats de touristes au pied du Cervin (trois ans avant la première ascension et sa conclusion tragique) et sur les glaciers du Massif du Mont-Blanc. Il survécut aussi sans dommage à tous les bouleversements politiques, et ses amis des divers camps lui restèrent toujours fidèles. Jeune homme, il était un démocrate vilipendé, fit de la prison pour refus de servir et tâta du haschich (auquel il initia aussi Balzac) ; sous le Second Empire, il se lia avec la maison impériale et mit même la prose de Napoléon III en vers richement ornés ; la princesse Mathilde lui conféra le titre de bibliothécaire et une pension à vie ; après une brève interruption, les autorités de la IIIe République poursuivirent le versement de cette rente et assurèrent ainsi sa subsistance. Sans jamais se marier, Gautier parvint aussi à conserver toute sa vie de bons rapports avec ses amies et maîtresses, quil lui fallait cacher les unes aux autres par des manuvres subtiles, dautant plus quil avait encore des enfants de certaines dentre elles et tout cela au prix dune seule menace de duel. Gautier abhorrait le duel et ny assistait même pas en qualité de témoin. Lorsque Heine lui demanda dêtre son second dans un duel avec le banquier Salomon Strauss, il finit par se dédire après avoir accepté. Gautier menait une existence à la frange inférieure de la bonne société. Il avait des domestiques, possédait un cheval et fréquentait les salons les plus illustres. Mais pour conserver ce train de vie aristocratique, qui menaçait toujours de sombrer dans la dèche ou limposture, il lui fallait écrire quotidiennement. Pas de voyage sans comptes rendus constants pour les journaux les plus divers. Toute rencontre dun certain intérêt devait aussitôt être transformée en copie pour rapporter de largent.
Ses funérailles les rassemblèrent tous : derniers membres de lancienne famille impériale, peintres, écrivains, danseuses et actrices, amies et enfants. La danseuse Carlotta Grisi, à laquelle il avait valu son plus grand succès en écrivant largument de Giselle, et de la sur de laquelle il avait deux enfants ce qui ne lempêchait pas de la tromper, notamment avec sa propre sur , envoya un bouquet si énorme que le cercueil disparut sous sa masse, tout corpulent que fût loccupant.
Le vu le plus cher de Gautier être admis à lAcadémie française ne fut pas exaucé. Ses nombreuses critiques ont sombré dans loubli. Seuls ont survécu les romans et les contes, ainsi que des recueils de poèmes. « En France, on na toujours pas su trancher sil était le génie qui avait rendu possible lapparition de Baudelaire ou seulement un auteur de deuxième ordre (il est évidemment les deux, mais allez dire cela à un Français ). » (Lettre de Roland Moser à lauteur.)
De nos jours, le nom de Gautier nest souvent mentionné que comme auteur de largument du ballet Giselle (on élide alors Le Capitaine Fracasse ou le poète dÉmaux et Camées, salué par Baudelaire). Or cest le travail auquel il a le moins contribué : le sujet et son agencement proviennent de Heine, la musique est dAdolphe Adam (mort la même année que Heine, mais sans avoir bénéficié dune nécrologie de Gautier) ; quant à la popularité de louvrage, elle est entièrement due à Carlotta Grisi, qui le fit triompher partout. Du vivant de Gautier, cependant, les droits dauteurs versés pour les nombreuses exécutions suffirent à le tirer de maint mauvais pas.
LES AVATARS DE BALTHAZAR LE RÉSURRECTIONNISTE
Douze jours après la mort de Heine, le 29 février 1856, Gautier commence à publier dans Le Moniteur universel un « conte » en douze chapitres, Avatar.
Cest là de la littérature brillante du Second Empire, par un des plus grands voyageurs du XIXe siècle. Un pli de robe devient une aventure érotique, un boudoir encombré le prétexte à la visite guidée dun musée de parfums, de verre soufflé et de bric-à-brac ; lornementation se déchaîne, et ce que nous appelons la réalité ne se laisse appréhender quau travers de jeux de miroirs, de digressions et de retournements complexes, à quoi sajoutent de nombreuses allusions à un programme exigeant de littérature universelle.
Mais commençons par lhistoire !
Déprimé, Octave de Saville finit après que la médecine traditionnelle a échoué par consulter Balthazar Cherbonneau, qui « avait lair dune figure échappée dun conte fantastique dHoffmann ». Cherbonneau est un mélange de médium, de toxicomane et de savant. Il devine bientôt la cause de la dépression dOctave : amour fou dune belle femme, une comtesse polonaise quOctave a tenté vainement de conquérir, deux ans plus tôt, à Florence. La comtesse est restée fidèle à son époux et regrette de ne pouvoir répondre à lamour dOctave. Cherbonneau sait comment sortir de cette situation sans issue. Il attire le mari de la comtesse dans son cabinet et lui démontre différents tours, pour le plonger finalement dans un profond sommeil à laide dune décharge électrique produite par un appareil de Mesmer. Il propose alors à Octave désespéré un avatar, cest-à-dire léchange dâme avec le comte ; il pourra ainsi aimer sans entrave la comtesse en empruntant le corps de son mari. Octave y consent après une brève hésitation. Une fois lair puissamment échauffé léther doit être brûlant pour que les âmes se détachent des corps , lexpérience aboutit.
Les conséquences de la transmigration seront cependant fatales. Dans le corps du comte, Octave se comporte à la fois gauchement et excessivement, si bien quil paraît bizarre et étranger à la comtesse. Quand elle linterpelle finalement en polonais, Octave ne la comprend pas et prétend avoir oublié la langue...
Dans le corps dOctave, le comte comprend, lui, ce qui sest passé, après diverses mésaventures. Il réalise quil ne pourra obtenir justice sans être déclaré fou et provoque finalement son adversaire en duel. Les duellistes sapprêtent donc à tuer leur propre corps. Mais Octave tire ostensiblement en lair et cède la place. Il na pas eu de succès auprès de la comtesse et na même pas su éveiller ses sentiments, sous lapparence de son mari. Les deux hommes demandent à Cherbonneau un nouvel avatar. Une chaleur suffisante assure le succès de lopération, mais lâme dOctave séchappe. Elle ne veut plus retourner dans son corps originel et disparaît dans léther. Cherbonneau a donc un cadavre sur les bras et, pour sen débarrasser, conçoit lidée géniale dun troisième avatar. Il lègue toute sa fortune à Octave et se glisse lui-même dans le corps du défunt grâce à lappareil de Mesmer, laissant son vieux corps sans vie. Quelques jours plus tard, le nouvel Octave assistera à lenterrement de son ancien corps.
De retour dans son corps originel, le comte surprend son épouse alors quelle lit Heinrich von Ofterdingen, de Novalis ; la comtesse se réjouit de constater que son époux a perdu son regard concupiscent. La routine quotidienne peut recommencer.
« DA-PONTÉISATION » DE GAUTIER
En 1985, Roland Moser achète chez un revendeur de Winterthour une traduction allemande de la nouvelle de Théophile Gautier. Et conçoit très vite lidée den faire un opéra. Ce nest pas simple. Lauteur dAvatar sidentifie surtout avec Octave, dont il partage non seulement le statut social, mais aussi lexistence instable et la frénésie des belles femmes.
La belle comtesse, que Gautier représente dans une série de poses séduisantes, voire lascives, est plus un rêve masculin exacerbé quune vraie femme. Avec son étiquette conventionnelle et ses réactions simplistes, comme la rapidité de la provocation en duel, le comte nest pas un antagoniste digne dOctave. Même Cherbonneau ne quitte guère le registre hoffmannien.
Il aurait naturellement été possible de se concentrer sur un protagoniste passif, Octave. Amoureux sincère, il aurait alors simplement eu le malheur de tomber sur un couple assez conventionnel et dans les griffes dun magicien légèrement dépassé. Fantasque, Octave serait un homme bon, mais incompris, les autres étant condamnés demblée à lui servir de repoussoirs.
Roland Moser choisit une autre solution. Il sut très tôt quil voulait écrire un « vrai » opéra, avec une intrigue concrète, capable dêtre suivie par le public. Aussi entreprend-il ce quon pourrait appeler une « Da-Pontéisation ». Lorenzo da Ponte est le librettiste des grands opéras bouffes italiens de Mozart, dans lesquels il se sert dune « perspective multiple ». Cette technique consiste à incarner les idées et les positions du librettiste et du compositeur dans les personnages mêmes. Il ny a pas de conception préétablie du sens de lopéra. Celle-ci sera dégagée par le public à partir des différents personnages et au cours de laction. Il ny a pas non plus de jugements de valeur ni dexplications préalables ; les personnages se jugent les uns les autres, mais la pièce ne les juge pas. Ils ne sortent pas de leur rôle, même et surtout dans les nombreuses confusions et travestissements que Da Ponte insère dans tous ses livrets pour Mozart (Le Nozze di Figaro, Don Giovanni et Cosí fan tutte). Dans le théâtre à perspective multiple, le public doit trouver lui-même le sens de la pièce en la recomposant, en quelque sorte, et en se lexpliquant.
Pour arriver à cette perspective multiple (au sens du XVIIIe siècle), Roland Moser modifie profondément loriginal dans le livret dAvatar :
Grâce à ces modifications, les cinq personnages du livret tiennent tous le même rang. Chacun a son caractère spécifique et sa cohérence, et le compositeur fait tout ce qui est en son pouvoir pour représenter lentièreté de ce caractère. Aucun nest stigmatisé davance comme étant faible, mauvais ou méchant. Moser aime tous ses personnages du même amour. On se rapproche ainsi de la constellation théâtrale du XVIIIe, où les personnages ont des notions différentes de ce qui leur arrive, tandis que le public est parfaitement renseigné et peut donc comprendre et interpréter leurs actions et réactions. Rien ne lui sera caché, de sorte quil peut juger en connaissance de cause. Lesthétique dramatique qui en résulte est celle de la clarté, de lexactitude et de la simplicité.
Cest dailleurs là ce qui fait la grande complexité et l« explosivité » politique du théâtre du XVIIIe siècle : toutes les nuances sont perceptibles et ont leur raison dêtre ; il ny a guère de personnages imprévisibles ; nous comprenons les confusions de personne, les travestissements, linsolence de la valetaille et les secousses qui ébranlent lordre social. Les aristocrates, les bourgeois et les domestiques jouent encore leur rôle traditionnel, mais personne ne croit plus que lordre social fonctionne, et moins encore quil soit valable, surtout au théâtre !
Il est vrai quavec le Chérubin des Noces et le Don Juan de lopéra du même nom, Mozart crée les premiers grands personnages imprévisibles de lhistoire du genre. Mozart ouvre ici la voie au théâtre romantique, mais le grand rationaliste quil est se garde dintroduire davantage de ces gaillards versatiles dans ses opéras. Chez Moser aussi, Octave est le seul personnage imprévisible.
QUI SAIT QUOI ?
Des cinq personnages dAvatar, Cherbonneau est celui qui en sait le plus et qui en profite à fond, un peu à la manière dun meneur de jeu, comme le Don Alfonso de Cosí. La seule question non résolue est : connaît-il vraiment demblée le dénouement et ne laisse-t-il lintrigue se dérouler que pour avoir confirmation de sa théorie ? Il est tout cas féru de dissection, il veut expérimenter sur lhomme et tester une nouvelle fois les appareils de Mesmer. Cherbonneau ne peut cependant que deviner ce qui se passe à lintérieur et autour des corps « avatarisés ». La réaction de la femme échappe notamment à son influence. Mais il semble savoir et admettre quon en viendra à un duel.
Le vu le plus cher dOctave, au début, serait de mourir. Comme cest surtout pour lui que Cherbonneau entreprend la permutation des âmes, Octave est le deuxième personnage le mieux informé. Or, cest ce savoir qui lui ôte toute spontanéité lors des rencontres décisives avec Laura ; il en est paralysé, parce que, dans la peau du comte, il fait tout ce quil peut pour ne pas paraître différent. Ses grandes déclarations damour nen semblent que plus déplacées.
Le comte Karol, lui, voudrait en savoir plus. Cest pour cette seule raison quil se trouve dans le cabinet du docteur. Il a entendu parler des expériences damélioration de lespèce humaine, dont bruit tout Paris. Sa soif de connaissance entraîne cependant sa perte, puisquil est victime de lavatar. Dans le corps dOctave, il ne réalise que lentement ce qui sest passé. Cest cette prise de conscience qui mène à la provocation en duel.
Laura ne sait rien. Contrairement à loriginal de Gautier, elle est très troublée par les changements survenus en « Karol », mais presque plus encore par le spectacle bizarre du nouvel « Octave », quelle tient pour fou ; cest comme si elle aimait lâme de lun et le corps de lautre. Le retour du vrai Karol, à la fin, est pour elle une déception. Elle sécrie : « Non ! » Ce non est presque aussi ambigu que le célèbre « Ach » à la fin de lAmphitryon de Kleist, où Alcmène voit devant elle lhomme et non plus le dieu.
Jeannette, la servante, sait peu de choses, mais devine presque tout. Elle na cependant pas lintention de démasquer son maître. Elle préfère lagacer en le dérangeant, en survenant à limproviste, en lui coupant la parole ou en lançant un couplet. Même à la fin, après le dernier avatar, alors que son maître est mort et que lâme de celui-ci a passé dans le corps dOctave, elle pressent ce qui est arrivé. Elle manifeste en tout cas la même insolence quautrefois à son égard. Mais ce nest que dans sa dernière chanson quelle accède à une omniscience plus générale, quand elle dénonce justement lomniscience et la puissance de lhomme.
Der Mann, der kennt nit Sinn no Ruh.Il nest pas clair si, par « der Mann », Jeannette désigne la métamorphose de Cherbonneau et ses expériences, ou les hommes en général. Il nest pas non plus clair si le texte quelle chante est delle ou sil est un trésor populaire, fait de la sagesse cumulée de plusieurs générations.
LA « MOSERISATION » dAVATAR
Gautier ne donne aucune indication dépoque, mais Moser situe lintrigue précisément : entre le 25 et le 27 septembre 1846. Il signale ainsi des couches de son opéra qui dépassent de loin le XVIIIe siècle. Le 27 septembre 1846, Heinrich Heine rédigea en effet son testament à Paris (il venait dailleurs de passer le début du mois dans les Pyrénées, à Tarbes, lieu de naissance de Théophile Gautier). Heine lègue ses maigres revenus à sa femme, Mathilde Crescentia Heine. Ce nest pas grand-chose, « car jaimais la vérité et abhorrais le mensonge ».
La même année, Chopin avait passé son dernier été à Nohant et rompu définitivement avec George Sand, surtout à cause du fils de cette dernière, Maurice, qui voulait être seul maître chez lui et faisait souvent sentir à Chopin son statut illégitime. En juillet 1846, Chopin reçut à Nohant la visite de la comtesse Laura Czosnowska. Quinze ans plut tôt, elle était devenue veuve dans des circonstances dramatiques : son mari, dune jalousie maladive, sétait tiré devant elle une balle dans la tête. Chopin apprécia la présence de la comtesse du fait quil pouvait de nouveau parle polonais avec quelquun. Cest pourquoi il appelle souvent Laura Czosnowska « Lorka ». Les mazurkas op. 63, composées cet été-là, lui sont dédiées.
Cest donc dans le cadre de ces événements historiques de 1846 que Roland Moser situe lintrigue et une partie de la musique de son opéra, et cest pour cette raison quil change le nom du couple comtal de Labinski en Czosnowski. « Prière dattribuer à la liberté artistique le fait que Chopin nest rentré à Paris quen octobre, et non pas dès le 20 septembre, et que je naie pas tenu compte du suicide de lépoux de Laura ! En fait, les deux négligences sont dues à un retard dans la transmission des informations : la grande biographie de Chopin de Tadeusz A. Zieli«nski na paru en polonais quen 1993, en traduction française en 1995 et en traduction allemande quen 1999. Si, par ailleurs, le mari de Laura ne sappelle ni Janusz ni Olaf, cest pour des raisons musicales uniquement (inversion OctAve-kArOl). Lanagramme KAROL/LORKA est un pur hasard. Mais personne ne me croira. Tant pis ! » (Lettre de Roland Moser à lauteur.)
Et revoilà léther ! Derrière les personnages chassés dans tous les sens et détachés les uns des autres, se cachent des liens communs ; il y a surtout les « Davidsbündler » de Moser tout un réseau dallusions et de citations musicales ou littéraires. Deux tableaux entiers de lopéra sont des « réécritures » duvres de Chopin ; les débuts du testament de Cherbonneau empruntent des passages de celui de Heine, etc.
Quiconque dresse loreille fera des trouvailles allusion ici, assonance là. Le livret fourmille de citations. Même dans les couplets de Jeannette, les textes originaux sont parsemés demprunts à Heine, Benn, aux poèmes du Wunderhorn, à des chansons enfantines, etc. Pourquoi ce nom de Jeannette, dailleurs ? La double liaison de Jeannette Wohl avec Ludwig Börne et Salomon Strauss, que Heine avait qualifiée publiquement dimmorale, fut la cause dun duel entre Heine et Strauss, après la mort de Börne. Heine y survécut avec une écorchure à la jambe et est censé avoir tiré en lair comme Octave dans lopéra ! Ici déjà, les liens entre la biographie de Heine et lopéra sont évidents. Si lon se rappelle encore les dix dernières années de la vie de Heine, ses béquilles, ses commentaires ironiques sur son impuissance sexuelle, on sera tenté de voir dans Cherbonneau une émanation de Heine. Quant à Octave, il a des traits de Chopin. Il serait cependant trop simple, et donc erroné, didentifier les trois personnages masculins de lopéra avec Heine, Chopin et Gautier. Ils se meuvent tous, pour ainsi dire, dans léther, qui unit tout et permet la simultanéité frappante de choses disparates. Les trois artistes nommés sont présents dans chaque personnage à des degrés divers, ils sont létoffe dans laquelle sont taillés les personnages.
ENSEMBLE DINTERVALLES ET LEUR SYMBOLIQUE
Les nombreuses relations qui se révèlent dans le livret et la musique pourraient faire croire quAvatar est un opéra compliqué, où lauditeur ne comprend quelque chose quaprès la troisième audition. En fait, Roland Moser se soucie beaucoup de clarté, non seulement comme librettiste, mais aussi comme compositeur. Tout doit être le plus compréhensible possible, à commencer par lorchestre, réduit à trente et un musiciens pour ne pas couvrir le chant. Sur les deux heures que dure lopéra, il ny a dailleurs que deux passages où lon puisse parler dune sorte de tutti. Tout le reste peut donc être qualifié de musique de chambre pour formation moyenne. Là aussi, Moser veille à la clarté en séparant les registres, en choisissant de préférence les timbres purs et en utilisant des rythmes bien délimités. Mieux vaut en dire peu que trop, mieux vaut rester précis dans le peu que flou en donnant trop dinformations. Cela na pourtant rien à voir avec la « nouvelle simplicité ». Ce qui est clair et rare devient très vite très complexe, justement parce quon le comprend.
Cela est particulièrement net dans le système dintervalles que Moser applique au chant et qui dicte lharmonie respective. Il est tout simple et quiconque milite pour la complexité dans la musique moderne devrait même dire « trop simple » !
Moser distingue six familles dintervalles :
1 = quinte / quarteLordre de succession des familles montre que Moser conçoit son système dintervalles au sens pythagoricien. Il ne le tire donc pas de la structure des harmoniques supérieurs et du degré de consonance ou dissonance des intervalles, mais de la construction mathématique du ton entier (8/9), calculée par Pythagore à partir de loctave et de deux quintes superposées. Dans ce système, la consonance et la dissonance jouent un rôle subalterne. (voir Schéma 1)
Le ton entier est pour Pythagore la base de toutes les gammes et intervalles. Cest pour cette raison que la tierce majeure pythagoricienne est si large quelle sonne presque comme une dissonance. Le demi-ton est construit pour ainsi dire à partir de ce que laissent les tons entiers, doù un rapport très complexe (243/256). Celui du triton lest encore plus (512/729, soit 29/36).
Moser nexige absolument pas de lorchestre et des chanteurs quils chantent ou jouent en tempérament pythagoricien. La conception pythagoricienne est plutôt la base de la démarche compositionnelle. Même en système tempéré (qui nest dailleurs pas si éloigné du pythagoricien), la musique de Moser sonne très vite comme « pythagoricienne ». Dans le système pythagoricien, lécart entre le demi-ton et le ton entier, ou entre la tierce mineure et la tierce majeure, est aussi grand, voire plus, que celui entre la seconde et la tierce. Il en résulte le caractère suivant des intervalles :Chacun des cinq personnages de lopéra se voit attribuer trois de ces groupes dintervalles (ce qui fait 5 x 3 attributions).
Cherbonneau 1 4 6 Jeannette 1 2 3 Octave 4 5 6 Karol 1 2 4 Laura 2 3 5
Les groupes 1, 2 et 4 sont utilisés trois fois (= 9 attributions), les groupes 3, 4 et 6 deux fois seulement (= 6 attributions).
À laide des groupes dintervalles, qui déterminent toute la microstructure musicale, Moser dessine un « sociogramme intervallique » qui tantôt soude les personnages, tantôt les isole et les fragilise par dispersion.
Partagent un groupe
dintervalles et ont donc une relation ambiguë et tendue :
Cherbonneau
et Jeannette
Octave et
Karol
Octave et
Laura
Karol et
Laura
Ont deux groupes
dintervalles en commun et donc une forte dépendance mutuelle :
Cherbonneau
et Octave
Cherbonneau
et Karol
Jeannette
et Karol
Jeannette
et Laura
Cet agencement montre que Cherbonneau et Jeannette couple dissemblable sil en est ! sont les meneurs de jeu secrets de lopéra (comme Don Alfonso et Despina dans Cosí fan tutte) ; ce sont eux qui ont les rapports les plus étroits avec les autres personnages et qui exercent donc sur eux le plus grand pouvoir.
Labsence de rapports entre Cherbonneau et Laura est logique, car cest la seule paire de personnages qui ne se rencontre jamais, et Laura est la véritable antagoniste de Cherbonneau, parce que, contrairement à lui, elle ne sait rien et ne peut donc rien contrôler.
Labsence de rapports entre Jeannette et Octave est à double fond, puisque à la fin de lopéra, Cherbonneau restera son maître en se glissant dans le corps dOctave.
Entre la « triade » Karol-Laura-Octave, le matériau intervallique postule léquivalence. Tous se ressemblent un peu, mais ils restent tous étrangers les uns aux autres.
Tous trois ont cependant dautres points communs : Octave et son antagoniste, Karol, partagent la tierce majeure, intervalle de la virilité, des principes, du jour et de lagressivité. Octave et Laura partagent la seconde mineure, « la sensible » [en français dans le texte, ndt], soit lintervalle qui, dans le système, na de place que comme reliquat, mais qui en est quand même le nud, parce quon ne peut pas léliminer.
Karol et Laura partagent le ton entier, la « brique » fondamentale sur laquelle est construite la société, celle qui justifie à la fois le mariage et la forme, et qui est liée directement aux intervalles fondateurs, la quarte et la quinte.
On en restera à ces indications sur la symbolique des intervalles. Grâce à elle, Moser parvient à relier chaque personnage aux autres de façon à la fois précise et complexe et ce de manière audible ! Les personnages sont caractérisés distinctement et sont immédiatement reconnaissables. Moser sest créé ainsi un vocabulaire compositionnel très déterminé, dun côté, mais qui, de lautre, lui permet à tout moment de chercher des solutions individuelles et détablir une structure locale spécifique.
ACCORD TOUS-INTERVALLES
Une harmonie qui surgit derrière les structures intervalliques est laccord formé de tous les intervalles, qui apparaît dailleurs aussi linéairement dans les parties chantées. Il agit comme une espèce de nud qui lie le tout. Moser dispose fréquemment cet accord, qui fait entendre tous les intervalles, en succession banale de quartes et tierces majeures. La combinaison des quatre notes et ses renversements donnent le seul accord possible contenant tous les intervalles. (Schéma 2)
Cet accord noue entre elles les structures intervalliques et forme en quelque sorte le support de tout le système. Ce nest certainement pas un hasard sil surgit fréquemment chez Cherbonneau, le meneur de jeu de lopéra.
Citons par exemple la série de trente notes de Cherbonneau un chef-duvre de combinatoire par sa simplicité et sa logique.
Exemple 1 (tiré du journal de Roland Moser pour Avatar).
La succession des intervalles et les changements de direction de la série de trente notes peuvent être notées systématiquement en demi-tons :
+6 7 +5 6 +4 6 +4 +6 7 +5 6 +5 7 +6 8 +6 +4 6 +5 7 +6 7 +5 6 +4 6 +4 +6 7 (+5)
(+4)
La série de trente notes se compose uniquement de tierces majeures (4 demi-tons), quartes (5), tritons (6) et quintes (7). Le milieu exact de la série est marqué par une sixte mineure (8 demi-tons). La série de trente notes se subdivise en trois parties de structure analogue. Elle peut recommencer une fois terminée, parce quelle forme une boucle régulière :
+6 7 +5 6 +4 6 +4 +6 7 +5
6 +5 7 +6 8 +6 +4 6 +5 7
+6 7 +5 6 +4 6 +4 +6 7 (+5)
Le groupe médian constitue le renversement du premier et du dernier. Chaque groupe a en outre son propre axe de symétrie.
Mais ce nest pas tout. Si lon examine quelle gamme donne la série de trente notes, on retrouve une structure symétrique, à savoir le troisième mode dOlivier Messiaen, une gamme de neuf notes où alternent régulièrement 2 demi-tons (1) et un ton entier (2).
do do# ré mi fa fa# sol# la sib do
1 1 2 1 1 2 1 1 2
À plusieurs reprises, les notes de la série de trente se groupent de telle façon que, si elles étaient superposées, elles donneraient laccord de tous les intervalles en position serrée. Où que lon étudie la partition en détail, on trouvera de telles structures dune logique déroutante.
Ces procédés ne paraissent cependant jamais étriqués, même si le système dintervalles est appliqué très strictement aux personnages. Un passage particulièrement frappant est par exemple le duo Laura/Karol. Cherbonneau crée cette illusion au moment précis où il va semparer définitivement du comte. Il singère dans sa vie privée et lui montre dans un miroir de son cabinet la comtesse, qui chante au même moment en saccompagnant au piano. Ce genre de tour de passe-passe nest utilisé en général que pour prouver linfidélité dun conjoint, mais Cherbonneau veut susciter ici en Karol le désir de sa femme. La voix de la comtesse est retransmise, et le comte chante la seconde voix. Se déroule alors un canon des systèmes dintervalles, chacune chantant avec les siens.
Laura Karol
2 (ton entier) ® 2 (ton entier)
3 (tierce min.) ® 4 (tierce maj.)
5 (demi-ton) ® 1 (quarte/quinte) 1
Dans lexemple (extrait de la partition) qui suit, le canon des intervalles est marqué avec la numérotation des familles pythagoriciennes.
UN OPÉRA À INTRIGUE VÉRITABLE ET ESCAMOTAGE DE LINTERLOCUTEUR
La plupart des compositeurs qui ont produit des opéras ce dernier demi-siècle ont essayé à la fois décrire un opéra et de nen rien faire. Ils ont surtout essayé par des superpositions, anticipations et retours en arrière de toute sorte de détruire ou de relativiser, dans le meilleur des cas, le moteur traditionnel de lopéra, à savoir lintrigue.
Moser fait très délibérément le contraire : il ressuscite laction musicale et reprend les procédés musicaux de lopéra à intrigue. Il y a chez lui des récitatifs secs et accompagnés, comme au XVIIIe siècle. À tout moment, il entame des « numéros » (couplets, danses, duos, voire un trio) qui se détachent des récitatifs et forment comme des îlots ou des points de cristallisation musicale.
Certes, Moser coule chaque tableau dans une grande forme obscure, quon perçoit plus inconsciemment que consciemment, mais lapparence superficielle de lopéra rappelle plutôt le jeune opéra baroque, comme celui de Monteverdi, avec ses changements nombreux, ses insertions et ses modulations. Cette remarque vaut surtout pour le traitement des voix, qui exploite toutes les ressources du chant, du parlando à lémotion dramatique la plus vive.
Les récitatifs de Moser ont cependant une singularité : ils renoncent délibérément au « bavardage » à deux. En effet, les personnages secondaires ne parlent ni ne chantent, leurs rôles sont uniquement mimés. Lintrigue doit donc être déduite des questions et des réponses des protagonistes, ce qui donne aux récitatifs laspect de la conversation téléphonique dont on nentend quun côté. Lintrigue et les protagonistes subissent ainsi une stylisation très particulière. À ma connaissance, cest la première fois, dans lhistoire de lopéra à part quelques rôles muets à lépoque romantique que cette stylisation consiste à « gommer » délibérément linterlocuteur. Pour quelques-uns de ces rôles, Moser exige des danseurs sans doute une allusion cachée au balletomane quétait Gautier , ce qui accentue encore la stylisation.
LES PERSONNAGES ET LORCHESTRE
Omniprésents dans lopéra, les nombres 2, 3 et 5 affectent même la structure de lorchestre : 5 personnages (2 meneurs de jeu et 3 amoureux) ; 3 groupes dintervalles par personnage (3 personnages en partageant 2, 3 autres 3). 3 contrebasses, 3 cors, 3 trombones, 3 groupes de cordes en pas de deux (2 violons, 2 altos, 2 violoncelles), 3 percussionnistes, 5 paires en pas de deux souvent très distancé (2 flûtes, 2 hautbois, 2 clarinettes, 2 bassons et 2 trompettes), 3 instruments de continuo (clavecin, harpe et accordéon), mais un seul piano, qui a parfois un rôle de soliste presque « chopinesque ».
Les instruments ne peuvent être attribués systématiquement à un personnage. Laccordéon joue un grand rôle chez Jeannette, assorti des instruments « populaires » que sont la clarinette et la contrebasse. Le piano est très important chez Karol sans doute comme symbole de prestige. Le xylophone (échos de la « Danse macabre » !) apparaît surtout avec Cherbonneau, tandis que Laura est accompagnée avant tout par les vents et le sextuor à cordes. Les trois cors et les trois parties (épouvantablement difficiles) de contrebasse forment une sorte de basse continue de lopéra : ils soutiennent la musique pendant de longs moments et lui confèrent une certaine teinte générale.
À la première écoute, on sera surpris du peu quon entend et de la discrétion de laccompagnement. Cela rappelle une fois de plus le jeune opéra baroque à basse continue, où lorchestre ne fournit pas de sonorité pleine, mais seulement un arsenal de timbres dont le compositeur se sert à sa guise, selon les situations spécifiques. Il en découle que, dans la fosse, les instrumentistes assument parfois des tâches non moins exigeantes que celles des chanteurs et des chanteuses sur le plateau.
LES SIX TABLEAUX DE LA COMPOSITION
Lopéra se divise six tableaux, encore que le cinquième et le sixième senchaînent directement et puissent être perçus comme nen formant quun seul. Les cinq personnages apparaissent tous dans le premier et les deux derniers, alors que les autres tableaux se concentrent sur un seul personnage. À lexception du dernier, tous les tableaux sont séparés distinctement les uns des autres. Moser a aussi renoncé à composer des interludes ou une ouverture. Le rideau retrouve ici son rôle traditionnel de césure entre les mouvements.
Le premier tableau dure un tiers de lopéra complet et sarticule en de nombreux épisodes. Cest un capriccio varié, parfois très spirituel, et plein de surprises, dans lequel sont exposés les principaux thèmes et les personnages de lopéra.
Contrairement au premier, le deuxième tableau est dun seul jet. Moser la conçu en palimpseste (« réécriture » où le nouveau texte masque souvent lancien). Pour symboliser la réincarnation dOctave dans le corps de Karol, Moser a donc composé ce tableau sur la Polonaise en la majeur de Chopin, quoique que celle-ci soit devenue inaudible. Seul le rythme de polonaise sentend çà et là. On la percevra aussi de loin dans lharmonie, puisque Moser déduit son organisation des hauteurs de lanalyse spectrale des accords de Chopin.
Le troisième tableau est un rondo. Dans le corps dOctave, Karol prend conscience de sa situation désespérée et réalise peu à peu, grâce à divers indices trouvés dans son appartement, quil est victime dun avatar.
Le quatrième tableau est un nouveau palimpseste, fondé cette fois sur la première des trois mazurkas écrites pour Laura Czosnowska (1846). Cette mazurka a déjà été entendue au deuxième tableau, mais sur une boîte à musique. Au début du tableau, les danseurs dansent la mazurka dans une réminiscence du deuxième tableau ; les allusions à loriginal de Chopin sont plus perceptibles que dans le cas de la polonaise du deuxième tableau. Le quatrième tableau culmine dans un trio qui dépeint exactement la situation psychique de chaque personnage, comme dans un ensemble de Mozart. Moser compose lui aussi ses ensembles quand les personnages sont le plus éloigné les uns des autres sur le plan dramatique.
Le cinquième tableau est une vaste chaconne sur les premières notes de la série de trente attribuée à Cherbonneau. Dans la scène, Cherbonneau, assis à son bureau, ne souffle mot ; il vit les événements de lintérieur, mais il est présent musicalement du début à la fin. Sur la chaconne se superposent simultanément la scène du duel et la visite de Laura à Jeannette. Tandis que les deux femmes « papotent » sur un ton familier, les duellistes saffrontent en style punctum contra punctum. Octave (dans le corps du comte) décoche ici tous ses coups sur le premier temps, alors que, pour exprimer son indécision et son ambiguïté, Moser ne la jamais fait intervenir jusque-là sur un temps fort.
La sixième scène commence par la rédaction du testament de Cherbonneau. On entend le grattement (discrètement renforcé) de la plume, à linstar dune musique concrète. Comme dans tant dopéras de lhistoire, Moser sefforce de ne pas laisser la fin de lintrigue seffilocher. Chaque personnage aura sa scène finale. Même lâme de feu Octave a droit à sa petite minute de silence. Mais comme dans tout bon opéra, Moser accélère la conclusion et ne savoure pas excessivement le dénouement. Il ne sarrête pas longtemps sur le second avatar de Karol et dOctave, ni sur celui de Cherbonneau. Il en résulte une sorte de strette finale comme chez Mozart, une fois de plus ! qui détourne lattention du fait que rien nest résolu et que tout reste en suspens. Limprévisible Octave a certes disparu dans léther, mais le comte et la comtesse renoueront-ils jamais ? Jeannette supportera-t-elle son nouveau maître ? Cherbonneau deviendra-t-il définitivement un monstre, dans son jeune corps, pour se transformer en docteur Mabuse ? Même les derniers couplets de Jeannette sèment la confusion.
QUAND LE TEMPS SUSPEND SON VOL
En septembre 1992, alors que Roland Moser travaillait au premier tableau, le professeur Günter Nimtz publia dans le Journal de Physique un article qui fit sensation, « On superluminal barrier traversal », parce quil violait un principe sacro-saint en dépassant la vitesse de la lumière du quadruple, grâce à leffet dit tunnel. Des particules qui devraient ne pas pouvoir traverser une montagne à cause de sa seule présence surmontent lobstacle en le traversant encore plus vite que sil nexistait pas. Ses collègues lui ayant objecté que son expérience résultait de décalages de phases, Nimtz fit passer en 1993 des informations authentiques, à savoir la symphonie Jupiter de Mozart, à travers une montagne. Les informations nen ressortirent que fragmentées et dans le désordre, parce que plusieurs sétaient perdues en chemin, mais la symphonie restait reconnaissable. Et surtout, elle arriva au même moment quelle était partie ! Vous avez bien lu : ni à la vitesse de la lumière ni à son quadruple, mais au moment même où elle avait été envoyée. Dans le tunnel, le temps nexiste plus. En 1962, sur la base de calculs de mécanique quantique, le physicien Thomas Hartman avait déjà prédit cette suspension du temps dans le tunnel, mais personne navait songé à en tirer les conséquences. En 1993, on imagina immédiatement que Nimtz allait pouvoir réaliser le rêve de tous les théoriciens de la relativité : à une vitesse supérieure à celle de lumière, le temps sinverserait, la cause et leffet seraient interchangeables. Le résultat de la loterie serait connu avant le tirage, le coup de pistolet atteindrait son but avant que la gâchette nait été enfoncée. Heine et Gautier, sans doute se seraient précipités sur pareille idée ! Mais la chose nest pas si simple. Dans ses expériences de tunnel, Nimtz na prouvé que la simultanéité, mais pas linversion de la cause et de leffet.
À lépoque où Günter Nimtz menait ses expériences à Cologne, soit en 1993, Roland Moser interrompit le travail à lopéra Avatar pendant sept ans. Dans lintervalle, il composa plusieurs autres uvres traitant parfois du romantisme. Dune façon générale, on peut dire que Moser a consacré une bonne part de son uvre à cette époque et à ses plus illustres représentants.
En physique, ces sept dernières années ont été le théâtre dune violente dispute. Des têtes brûlées voient dans les expériences de Nimtz la preuve quEinstein sest trompé et que la théorie de la relativité ne vaut rien ; on a même vu resurgir des rancurs antisémites. Nimtz voudrait limiter sa découverte à ce quelle est, cest-à-dire la singularité frappante, il est vrai de la suspension du temps à lintérieur du tunnel. Dautres vont cependant plus loin et affirment que Nimtz a découvert beaucoup plus que ce quil prétend, cest-à-dire non seulement la simultanéité, mais aussi, après des années de relativité, le support de cette simultanéité, le vent de léther et sa dimension absolue. Et du fait que les trois plus grands physiciens et mathématiciens, vers 1905 Max Planck, Henri Poincaré et surtout Hendrik Antoon Lorentz ont admis la théorie de la relativité et admiré Einstein, mais nont jamais renoncé à lidée de léther, ou alors à contrecur, dans le cas de Planck, ils concluent que ceux-ci avaient de bonnes raisons de se méfier, mais manquaient en fin de compte de preuves contre la théorie de la relativité dEinstein.
Quoi quil en soit, « aucun physicien sérieux ne croît à léther et nen a besoin pour décrire notre monde physique. Il y aura toujours des esprits pour le souhaiter... pour la transmigration des âmes ? Einstein a toujours eu des adversaires, bien que la théorie de la relativité reste valable dans les domaines habituels, sauf quand elle entre en conflit avec la mécanique quantique, comme dans le cas de leffet tunnel. Mais là, il ne faut point espérer de secours de léther. » (Courriel de Günther Nimtz à lauteur.)
À part la déclaration de Günther Nimtz, que lopéra de Roland Moser serve davertissement aux ésotéristes de tous bords qui voudraient ressusciter les vents de léther et les corps éthérés : la simultanéité ne résout en rien les problèmes, bien au contraire !
Catalogue Roland Moser: http://www.musicedition.ch/composers/37d.htm